tr
ALINE ET VALCOUR
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/alineetvalcourou04sade
ALINE ET VALCOUK
OU LE
EOMAN PHILOSOPHIQUE
Écrit à la Bastille, un an avant la Révolution de France.
TOME QUATRIÈME
BRUXELLES
J.-J. GrAY, [RE-ÉDIT1
1883
597784
8 . IX . 5^-
ALINE ET VALCOUR
LETTRE XXXIX.
DETERVILLE A VALCOUR.
Vertfeuille, ce 24 octobre.
r^Twlous voilà seuls, mon cher Valcour; plus
>;l "i\ o d'illusions, nos deux illustres voyageurs
k®Wv*3* sont partis, nous pouvons maintenant
les juger bien à l'aise. Mais comme ces réflexions
troubleraient peut-être un peu le plaisir que tu
te fais de savoir ce qu'il y a eu de déterminé
pour eux, je vais commencer par te l'apprendre.
Us partirent hier avec le comte de Beaulé, chez
lequel ils logeront à Paris, jusqu'au moment de
leur départ pour la Bretagne ; la première chose
à laquelle on va travailler, est de lever la lettre
iv 1
2 ALINE
obtenue par le père de monsieur de Karmeil;
c'est de quoi le comte se charge. Les jeunes
gens seront ensuite présentés à la cour, que l'on
intéressera en leur faveur et par leurs personnes
et par la singularité de leurs aventures. Le comte
imagine qu'ils doivent avoir une sorte de succès,
et qu'ils exciteront de l'intérêt et de la curiosité.
Tous les arrangements d'ailleurs, dont .je t'ai
donné le détail dans ma lettre du dix-sept, seront
tenus irrévocablement; on n'instruira de rien le
président sur la naissance de Léonore ; on conti-
nuera d'ignorer ce qu'il avait exigé sur l'enlève-
ment de l'une de ces sœurs au lieu de l'autre ;
atrocité qu'il vaut mieux taire que de révéler.
Ensuite les jeunes gens escortés d'un excellent
conseil, partirontpour Rennes, où toutleplan dont
je t'ai fait part, sera exécuté à la lettre. On ne s'en
tiendra point là; monsieur de Beaulé qui s'inté-
resse infiniment à eux, va déterminer le ministre
à écrire en Espagne, pour obtenir au moins tout
ce qu'on pourra des lingots confisqués à l'Inqui-
sition; et si l'on y réussit de même qu'à la resti-
tution des biens de mademoiselle de Kerneuil,
tu vois de quelle fortune immense ils peuvent
se flatter de jouir avant un an. En sont-ils
dignes?... Lui, je le crois, elle, je ne te cache
point qu'elle ne m'a pas autant séduit que son
époux. Madame de Blamont à qui d'abord elle a
ET VALCOL'R
beaucoup plu, parce que Târne de cette femme
charmante est faite pour aimer sans réflexion
tout ce qui lui appartient, et tout ce qui a été
malheureux; madame de Blamont, dis-je, s'était
fait un peu d'illusion sur cette nouvelle fille;
mais sans rien perdre de l'envie qu'elle a de lui
être utile, elle commence à la voir infiniment
mieux maintenant.
Il s'en faut bien, selon moi, que les revers de
Léonore ayent servi à lui former l'esprit et le
coeur : il est certain d'abord qu'elle a perdu tous
les sentiments religieux qui devaient lui avoir
été suggérés dès l'enfance; elle dit les avoir
anéantis avant ses aventures; mais je crois que
les gens qu'elle a fréquentés dans ses vo)7ages,
lui ont bien plus nui que toutes les lectures
qu'elle aurait pu faire avant. Elle est sur cela
d'une fermeté très surprenante à son âge, et
comme son mari lui laisse la plus grande liberté
de conscience ; qu'elle allègue d'ailleurs au sou-
tien de ses principes, des raisons malheureuse-
ment très fortes, qu'elle se rejette sur l'impossi-
bilité où elle est de revenir de ce qu'elle a fait, il
a été difficile de l'entamer sur cette matière,
malgré les égards qu'elle doit à tout ce qui
l'entoure ici ; malgré le puissant intérêt qu'elle
aurait au moins, ce me semble, à feindre, elle
s'est opiniâtrement refusée à des exemples gêné-
4 ALINE
raux de piété. Avant-hier, par exemple, c'était
un jour de fête; on vint l'avertir pour la messe;
elle dit au laquais avec un petit air sec, qu'elle
n'y allait jamais, et que madame la présidente
en savait au mieux les raisons.
Quand on fut revenu, elle s'excusa avec gen-
tillesse, mais cependant toujours de manière à
faire croire que ses principes étaient invariables;
et malheureusement, je crois qu'ils vont plus
loin que l'inobservance du culte de sa nation :
elle en absorbe jusqu'à l'objet. Je la suppose
athée dans le fond de l'âme, plusieurs de ses
raisonnements me le persuadent: ses réfutations
des sentiments de Clémentine; ses aveux à
l'Inquisition, tout cela ne sont que des choses
de circonstances, et qui ne m'en imposent nulle-
ment *, elle ne croit en rien, mon ami, j'en
suis sûre. Cependant elle ne s'explique qu'en
riant sur ce dernier article ; elle dit que les
serviteurs de Dieu lui ont donné de si mauvais
exemples, qu'ils lui ont fait naître de grands
doutes sur la réalité de l'existence de leur maître;
si l'on cherche à lui prouver que ce raisonne-
ment est faible, et que les défauts de l'ouvrage
ne prouvent rien contre l'existence de l'ouvrier,
elle plaisante, elle dit qu'elle croit tant qu'on
• Le lecteur doit se souvenir que dans ces deux occasions citées,
Leonore affiche le déisme.
ET VALCOUR
veut à cette existence, et qu'elle se la persua-
dera encore bien mieux quand elle sera riche et
qu'elle n'aura plus de malheurs à craindre; mais
tout cela n'empêche pas qu'on ne la devine et
qu'on ne la juge.
Examinons-nous ses vertus ; je ne vois pas
qu'elle ait même adopté toutes celles dont les
brigands qu'elle a fréquentés lui ont donné des
exemples; et son âme, ou naturellement peu
sensible, ou trop ébranlée par l'infortune, tant
il est vrai, quoiqu'on en dise, que l'école du
malheur est la plus dangereuse de toutes, son
âme, dis-je, se refuse à ce qui l'émeut, et n'admet
en aucune manière les délices de la bienfaisance.
Sa pitié, sa reconnaissance, sa générosité, ses
facultés aimantes, excepté celles qui ont son
mari pour objet, tous les sentiments qui nais-
sent de l'âme, en un mot, sont chez elle plus
maniérés que sentis ; et, peut-être en l'analysant
davantage, en dégageant son être de ce vernis
du monde, qui voile si bien tous les défauts dans
une femme d'esprit, peut-être y démêlerait-on
beaucoup de cruauté. L'insensibilité n'est pas
naturelle dans une telle âme * ; Léonore ne
* Il y a, dit Mannontel, un excès dans la sensibilité qui avoisine
l'insensibilité, ne serait-ce pas là l'histoire du caractère de Léonore :
One foule de délits naissent de ces excès, et ne sont que les résultats
très singuliers de ce dernier période de la sensibilité ; les procédés
les plus simples et les plus doux les réprimeraient ; au lieu de cela on
6 ALINE
peut pas être indifférente, il faut qu'elle ait abso-
lument de grandes vertus ou de grands vices, et
comme ses vertus sont en elle l'ouvrage de la
nature, et ses vices celui de ses principes, qu'elle
n'en adopte jamais aucun sans raisonnement,
si elle a, avant dix-huit ans un stoïcisme assez
réfléchi pour éteindre en elle la pitié, peut-être
ira-t-elle plus loin à quarante. La sagesse qui
n'est soutenue que par l'orgueil cède à des pas-
sions plus fortes que ce sentiment; et quand les
principes n'offrent aucun frein, quand ils tendent
à les briser tous, quand les travers de l'esprit
n'ont aucune digue dans les qualités du cœur,
et qu'au contraire la ferme apathie de celui-ci,
laisse échapper hardiment l'autre sur tout ce qui
l'irrite ou le délecte, une femme peut arriver à
des genres de désordres plus dangereux que ceux
des Théodore et des Messaline ; car ceux-ci
n'alarment que les mœurs, au lieu que les autres
conduisent insensiblement aux forfaits *.
les punit, et ils se propagent. O massacreurs, enfermeurs, imbéciles
enfin de tous les règnes et de tous les gouvernements, quand préfé-
rerez-vous la science de connaître l'homme à celle de le clôturer ou
de le faire mourir !
* Et à des forfaits d'autant plus dangereux qu'on les divulgue et
qu'on les punit, et qu'il vaudrait cent fois mieux les étouffer que de
les faire connaître; la publicité des procès de la Voisin et de la Brin-
villiers ont fait commettre cent crimes de la même espèce ; il faudrait
pour l'intérêt des mreurs qu'il y eut certains crimes que l'on n'osât
même jamais soupçonner
ET VALCOUR
Elle vit l'autre jour madame de Blamont
aider, selon son usage, des pauvres qui venaient
implorer ses secours; elle badina de ce procédé
avec un air de dureté qui ne plut à personne.
Elle fut même jusqu'à se refuser d'imiter sa
mère. Madame de Blamont lui en demanda le
motif avec un peu d'humeur.
— Vous avez été malheureuse vous-même, lui
dit cette femme tendre et compatissante, com-
ment à de telles épreuves n'avez-vous pas appris
à soulager l'infortune?
Elle répondit qu'elle agissait sur cela par
principe, comme dans toutes les actions de sa
vie; qu'il n'y avait rien de plus dangereux que
les aumônes; qu'elles ne servaient qu'à entre-
tenir la misère et la fainéantise; qu'à multiplier
dans l'État, cette vermine épouvantable connue
sous le nom de mandiants, qui le souillent et le
déshonorent. Que si tous les cœurs étaient fer-
més comme le sien à cette inutile pitié, ces
malheureux sûrs de vivre aux dépens des dupes,
n'abandonneraient pas leur métier, leur patrie
et leurs parents, dont ils font le malheur, en les
privant de leurs secours... Que tel homme doué
de tout ce qu'il faut pour faire un excellent
ouvrier, devenait un fainéant par l'habitude
d'être secouru sans rien faire ; qu'il lui devenait
bien plus facile de jouer des maux, que de se
S ALIXE
mettre en un état de n'en pas souffrir, d'où il
résultait, que ce qu'on croyait une bonne oeuvre,,
en devenait dès lors une très mauvaise.
— C'est parce que j'ai été malheureuse moi-
même, continua-t-elle, que j'ai vu qu'on pou-
vait améliorer son sort sans avoir besoin des
îutres, et les secours que j'ai trouvés quelque-
fois, tels que ceux de Gaspard et de Bersac,
m'eussent-ils été refusés, je n'en aurais eu que
plus d'adresse et plus d'activité à contrarier les
coups de la fortune, et à les déterminer en ma
faveur.
Savez-vous, poursuivit-elle en s'adressant à
sa mère, ce que deviendra l'homme à qui vous
faites ainsi l'aumône? Si jamais vos charités lui
manquent il se fera voleur. Accoutumé à l'oisi-
veté; fait à voir arriver à lui l'argent sans autres
peines que celle de le demander honnêtement,
il l'exigera le pistolet à la main quand vous ne
céderez plus à ses instances.
— Tout cela sont des sophismes de l'esprit,
répondit madame de Blamont, ils peuvent être
vrais, mais je ne les aime pas dans votre cœur.
Que l'homme qui me demande soit pauvre ou
non, que l'aumône que je lui donne soit bien ou
mal placée, il m'a vivement ému par sa demande,
il m'a fait éprouver une jouissance sensible à "le
secourir, en voilà assez pour que j'y cède. Si ce
ET VALCOUR
malheureux est fainéant, apparemment que le
travail lui coûte, ainsi je lui fais bien plus de
plaisir encore ; or le plaisir que je sens à donner,
se règle sur celui que je fais en donnant, donc
je n'en suis pas moins heureuse.
Que dis - je donc ? je le suis davantage ,
puisque j'ai fait au fainéant, que j'ai secouru, un
plaisir plus grand que je ne l'aurais fait au labo-
rieux. Mais supposons un instant avec vous que
ce soit un mal d'entretenir la fainéantise, n'en
est-ce pas un bien plus grand, de ne pas soulager
l'infortune? Or, j'aime mieux commettre un petit
mal, pour en prévenir un énorme, que de com-
mettre un tort énorme pour en avoir craint un
petit.
— Il n'y a point de tort énorme à ne point
soulager l'infortune, madame, reprit Léonore, il
n'y a que l'inconvénient de lui laisser toute son
énergie à côté des dangers très réels que je viens
de vous observer. Le tort énorme dont vous
parlez, n'est qu'à entretenir la fainéantise, puis-
que l'effet qui en résulte, conduit chaque jour des
malheureux à l'échafaud. Il est donc énorme ce
tort, il ne saurait être plus grand ; mais quel qu'il
soit, vous le commettrez, dites-vous, parce que
vous y trouvez des délices.
Premièrement, on peut nier ces délices ou au
moins ne pas les sentir comme vous; mais en les
10 ALINE
admettant qu'avez-vous fait de bien dans cette
action, puisque vous n'avez travaillé que pour
vous? L'égoïsme est-il une vertu? et ne devient-il
pas un vice très dangereux, quand il peut résul-
ter de ses effets la mort presque inévitable de
l'infortuné qui vient de servir à vous en donner
les jouissances? Poursuivons, vous avez cent
louis, je le suppose, à jeter aujourd'hui par la
fenêtre : un bijou s'offre d'un côté, un malheu-
reux arrive de l'autre ; après avoir balancé un
instant, vous renoncez à posséder le bijou, et
vous soulagez de cet argent l'homme qui vient
vous implorer; croyez-vous [avoir fait une belle
action? Vous n'avez fait, sans vous en douter, que
céder au mouvement le plus impérieux, plus
flattée du plaisir de sortir cet homme de la
misère, de mériter sa reconnaissance que de la
satisfaction de vous procurer le bijou; vous avez
pris ce qui vous contentait davantage, et n'avez
travaillé que pour vous : donc aucune grande
action dans l'aumône que vous venez de faire...
une volupté satisfaite et pas l'apparence d'une
vertu; mais que deviendra-t-il ce choix, quand
après vous avoir prouvé qu'il n'a rien de bon, on
vous fera voir tout ce qu'il peut avoir de funeste.
En payant le bijou, vous entreteniez l'industrie,
vous encouragiez les arts; en préférant l'au-
mône, vous n'avez fait qu'un fainéant, un ingrat
ET VALC0UR
ou un libertin qui, si, comme je viens de vous le
dire, il ne trouve plus demain de bourse ouverte
comme la vôtre, ira le jour d'après se les faire
ouvrir à coups de poignard. Votre refus, votre
résistance, tous les mouvements vraiment ver-
tueux qu'il vous plaît de nommer dureté, ren-
daient à ce malheureux l'énergie que votre
aumône lui enlève; repoussé partout comme de
vous, il allait chercher du travail, et votre pré-
tendue dureté rendait un homme à l'État, tandis
que votre bienfaisance mal entendue l'envoyé
tôt ou tard à l'échafaud ; mais que ce ne soit plus
ce bijou que nous mettons en parallèle avec
l'aumône supposée; allons plus loin; que ce soit
le plaisir fade et imbécile de faire des ricochets
de cet argent sur l'eau; eh bien! je l'affirme,
vous aurez en vous livrant à cet enfantillage,
commis sans doute un moindre mal que d'entre-
tenir la fainéantise, puisque dans l'une et l'autre
supposition l'argent est perdu pour vous, qu'il
l'est sans inconvénient dans le premier cas, et
qu'il ne l'est dans l'autre, qu'en entraînant une
foule, quelle que soit votre adresse à couvrir
cette seconde action des noms pompeux de bien-
faisance et d'humanité; comme si l'esprit de ces
vertus ne consistait pas bien plutôt à être dur un
moment pour sauver les hommes, que compa-
tissant pour les anéantir.
12 ALINE
— Tout ce que vous voudrez, dit madame de
Blamont, mais vous me contestez la sorte de
jouissance qu'on éprouve à soulager l'infortune,
et je n'aime pas que vous me la disputiez.
— Et pourquoi donc, madame? reprit vivement
Léonore, toutes nos âmes sont-elles faites de la
même manière? toutes doivent-elles sentir les
mêmes choses? La pitié n'agit sur elles qu'en
raison de leur mollesse; plus un individu a de
vigueur, moins il est susceptible de cette sorte
d'ébranlement, d'où il résulterait, comme vous
voyez encore en ma faveur, que l'âme la moins
ouverte à la pitié serait incontestablement la
mieux organisée; mais analysons ce sentiment
décoré de nos jours de si superbes noms et res-
senti pourtant moins que jamais; la preuve que
ce mouvement pusillanime n'agit sur nous que
physiquement, que le choc moral qu'il imprime
est absolument subordonné à celui des sens, est
que, nous plaindrons bien davantage le mal
qui se fait sous nos yeux, que celui qui arrive
à cent lieues de nous ; et que si vous voyez
monsieur, par exemple, dit-elle en me mon-
trant, se couper le doigt d'un canif, que vous
vissiez son sang couler, vous seriez beaucoup
plus émue de cet accident, seulement parce que
vous en êtes témoin, que vous ne le seriez à la
nouvelle que monsieur vient de se casser la
ET VALCOUR 13
jambe à deux cents lieues d'ici. Ce dernier mal-
heur, n'agissant que d'une manière éloignée sur
votre âme, la toucherait sensiblement moins
que celui du doigt coupé sous vos regards, quoi-
que l'un de ces maux ... celui que vous auriez
plaint davantage, ne fût rien, et que l'autre ...
celui qui vous aurait le moins touchée fût bien
plus important sans doute. Voilà donc la pitié,
une faiblesse, et nullement une vertu, puisqu'elle
n'agit sur nous qu'en raison de l'impression
reçue, de la vibration établie sur les fibres de
notre âme par le plus ou le moins d'éloignement
du malheur arrivé ...; et pourquoi ne voulez-
vous pas qu'on se défende d'une faiblesse qui
n'est jamais bonne qu'aux autres, et qui ne nous
apporte que du chagrin ?
— Cette insensibilité est affreuse, dit madame
de Blamont.
— Oui dans une âme commune, reprit Léo-
nore, mais non pas celles d'une certaine trempe;
il est des âmes qui ne paraissent dures qu'à force
d'être susceptibles d'émotion, et celles-là vont
quelquefois bien loin : ce qu'on prend en elles
pour de l'insouciance ou de la cruauté, n:est
qu'une manière, à elles seules connue, de sentir
plus vivement que les autres; il y ades sensations
qui ne sont pas sues de tout le monde; or les
raffinements ne viennent que de délicatesse ; il
14 ALINE
est donc possible d'en avoir beaucoup, quoiqu'on
soit remué par des choses qui semblent l'ex-
clure*; que dis-je ? ce genre de choses peut
devenir ce qui irrite le plus dans des âmes par-
venues à ce dernier excès de finesse; en sorte
qu'il y aurait alors un désordre prononcé, une
contrariété surprenante entre la sensation de
l'âme simplement organisée, et celle que je veux
peindre ; qu'il résulterait peut-être de ce désor-
dre que, ce qui affecterait vivement l'une dans
un sens, affecterait l'autre en un sens tout
contraire; cette différence marquée dans l'orga-
nisation, est l'excuse des systèmes, comme elle
est celle des mœurs ; la cause des vices, comme
le motif des vertus. Une fois admise, il est aussi
simple que je sois entièrement insensible à ce
qui vous émeut, qu'extraordinairement cha-
touillée de ce qui vous blesse.
Nous n'en sommes pas moins sensibles l'une
et l'autre, les choses violentes ébranlent égale-
ment nos âmes; mais ceux qui arrivent à la
mienne ne sont pas de l'espèce qui convient à la
vôtre. Combien de fois d'ailleurs ne recevons-
nous nos impressions que de l'habitude des pré-
jugés? Comment alors les sensations d'une âme
accoutumée à vaincre le préjugé et à secouer
Voyez la note de la page 5.
ET VALCOUR 15
les chaînes de l'habitude, seront-elles semblables
à celles d'une âme livrée à l'empire de ses cau-
ses. Il ne s'agirait dans ce cas que d'avoir de la
philosophie pour recevoir des impressions très
singulières, et par conséquent pour étendre
étonnamment la sphère de ses jouissances.
On ne saurait croire ce qu'on trouverait peut-
être au delà des débris de tous ces freins vul-
gaires ; tant que nous soumettons la nature à nos
petites vues, tant que nous l'enchaînons à nos
vils préjugés, 'les confondant toujours avec sa
voix, nous n'apprendrons jamais à la connaître ;
qui sait s'il ne faut pas la dépasser beaucoup
pour entendre ce qu'elle veut nous dire. Com-
prendrez-vous les sons de l'être qui vous parle,
si vos mains étouffent son organe? étudions la
nature; suivons-la jusque dans ses bornes les
plus éloignées de nous; travaillons même à les
reculer; mais ne lui en prescrivons jamais. Que
rien ne la voile à nos regards, que rien ne gêne
ses impressions, de quelque sorte qu'elles puis-
sent être, nous devons les respecter toutes; ce
n'est pas à nous qu'il appartient de les analyser ;
nous ne sommes faits que pour les suivre ;
sachons quelquefois la traiter en coquette, cette
nature inintelligible; osons enfin lui faire outrage
pour mieux savoir l'art d'en jouir.
— Infortunée, dit madame de Blamont, en se
16 ALINE
jetant dans les bras de Léonore, cesse d'adopter
les erreurs de ceux qui t'ont rendue malheu-
reuse; ils étaient imbus de ces systèmes, ceux
qui t'ont précipitée dans l'abîme en te refusant
l'époux que tu chérissais ; ces maximes étaient
celles des scélérats qui voulurent te vendre, au
prix de ton honneur, les faibles secours que tu
désirais à Lisbonne; elles remplissaient le cœur
de ceux qui t'ont traînée dans les cachots de
Madrid; si tu déteste ces monstres, situas raison
de les haïr, pourquoi veux- tu leur ressembler?
O ! Léonore, préfère la morale de ceux qui
t'aiment, abjure des principes dont les fruits
stériles et amers ne nous donnent que d'affreuses
jouissances... peut-être un instant soutenues
par le délire . . . bientôt troublées par le
remords... Eh! quel asile trouverais-tu sur la
terre, si toutes les âmes étaient comme celle que
tu peins? Ton triste aveuglement surnos dogmes
religieux n'est que la suite de cette perversité
qui s'établit insensiblement dans ton cœur; que
le sentiment fasse en toi ce que n'ose espérer la
persuasion. Vois ta malheureuse mère en pleurs
te conjurer d'aimer le bien, parce que ton bon-
heur en dépend ; te supplier de la laisser jouir
de l'espérance de voir prolonger ce bonheur,
même au delà du terme de la vie.
Lui ravirais-tu cette consolation ! Accablée de
ET VALCOUR 17
ses maux, à la veille peut-être d'en déposer le
poids au fond de son cercueil, veux-tu lui laisser
imaginer que la sensibilité ne sera devenue son
partage que pour le désespoir de sa triste exis-
tence? Qu'une fois dégagée de ses liens, ce sen-
timent ne lui sera plus permis? Ah! ne m'offre
pas un si douloureux avenir ; laisse-moi me
consoler de mes peines par la certitude de les
voir finir auprès de ce Dieu que j'adore. « Etre
« divin et consolateur, entr'ouvre cette âme qui
« se refuse à ta sublimité ; ne la punis pas d'un
« endurcissement qui n'est dû qu'à son infor-
« tune». Puis la pressant contre son sein : Viens
ma fille, viens saisir l'idée de cet être suprême
dans la tendresse d'une mère qui t'adore ; vois
dans son âme épanouie par ta présence l'image
de ce Dieu qui t'appelle ; que ce soit par des sen-
timents d'amour que ses traits se réalisent à tes
yeux ; et puisque nous ne sommes pas destinées
à vivre ensemble, n'éteins pas du moins l'espoir
flatteur de me réunir un jour à toi, au pied du
trône de sa gloire.
Tout existait dans ce discours; et l'éloquence
qui entraîne, et la sensibilité qui séduit, et néan-
moins il n'a rien fait. Léonore a froidement
embrassé sa mère ; elle lui a dit plus sèchement
encore, qu'elle se ferait toujours un devoir
d'adopter ses vertus, et que si elle regrettait de
iv g
l8 ALINE
n'être pas destinée à vivre avec elle, c'est parce
qu'elle voyait bien que sa conversion ne pouvait
être l'ouvrage que d'une mère si aimable... Et
madame de Blamont, qui a vu que les étincelles
ardentes de son cœur n'avaient rien allumé dans
celui de sa fille, a saisi le bras d'Aline en pleu-
rant, et toutes deux se sont éloignées.
Oh ! mon ami, quelle distance de l'une de ces
filles à l'autre ! où trouver dans Léonore l'appa-
rence même de ces vertus qui naissent à tout
instant du cœur de ton Aline? Il est assurément
impossible d'être sœurs et de se ressembler
moins.
Tu trouveras, peut-être, que les notions que
je te donne ici du caractère de cette Léonore,
ne s'accordent pas tout à fait à ses discours avec
la compagne dont elle s'attachait à réfuter les
travers.
— Il ne s'agissait, répond-elle, quand on lui
fait cette objection, que d'établir avec cette
imprudente amie des principes relatifs à la con-
tinence.
Tels étaient presque toujours les sujets de
nos discussions; or je ne varie point sur ces
principes, mais ils n'exigent pas les autres : ils
n'engagent pas à se soumettre à des erreurs. On
peut, en un mot, sage par caractère, par esprit,
par tempérament, sans se trouver contrainte à
ET VALCOUR 19
adopter pour cela mille systèmes absurdes qui
ne tiennent en rien à cette vertu.
On l'a menée voir Sophie; Aline était avec
elle; on lui a raconté l'histoire de cette créature
infortunée et si digne d'un meilleur sort; elle a
flegmatiquement écouté les événements de la vie
de cette fille, qui s'enchaînent si singulièrement
avec son tort, et qui, par cela seul, devaient
l'intéresser; mais elle ne lui a parlé tout le
temps qu'elles ont été ensemble, qu'avec le ton
de la hauteur et de la supériorité.
La fortune immense qui l'attend, pouvait la
mettre à même d'offrir des secours; elle en eût
dû disputer l'honneur à madame de Blamont ...
Elle n'en a pas même conçu l'idée ; Sainville a
réparé ce dur oubli; son âme infiniment plus
sensible, ou sensible d'une tout autre manière,
laisse rarement perdre l'occasion d'une bonne
œuvre. Peut-être a-t-il la même façon de penser
que sa femme sur beaucoup d'objets, mais il n'a
sûrement pas son coeur; madame de Blamont a
refusé les offres de Sainville; elle a dit que
Sophie était toujours sa chère fille, qu'elle ne
voulait jamais l'abandonner ; et cette malheu-
reuse, toujours intéressante, a dit à ton Aline,
en lui pressant les mains avec des flots de
larmes :
— Oh ! mademoiselle, c'est donc là votre
ALINE ET VALCOUR
sœur?.. Elle est plus heureuse que moi, puisse-
t-elle sentir sa félicité !
Quoiqu'il en soit, malgré le peu de contente-
ment que madame de Blamont a retiré de cette
découverte, elle est décidée à ne rien refuser à
Léonore de tout ce qui pourra l'aider à rentrer
dans les biens de madame de Kerneuil; elle la
servira, sans doute, elle et ses amis, de tout son
pouvoir. Quoiqu'elle y éprouve toujours une
sorte de répugnance, née de ce qu'elle croit
d'illégitime à ce procédé. Pour Aline, malgré
qu'elle sente l'extrême éloignement du caractère
de Léonore au sien, elle ne l'en aime cependant
pas avec moins de tendresse. Une âme honnête ne
trouve jamais, dans les défauts de ce qu'elle doit
chérir, des raisons d'éteindre ses sentiments;
elle pleure en silence et ne se refroidit point.
J'imagine que quand tu recevras cette lettre,
tu auras déjà vu celle qui en fait l'objet, et que
tu l'auras jugée vraisemblablement comme nous.
Adieu, mon cher Valcour, tu as dû être content
de moi cet été; il était, je crois, impossible
d'entretenir une correspondance plus suivie et
plus détaillée; n'en attends plus rien, nous par-
tons pour Paris, et ce ne sera bientôt plus que
de vive voix que nous nous entretiendrons
ensemble.
LETTRE XL.
VALCOUR A MADAME DE BLAMONT.
Paris, ce 30 novembre.
îprès avoir reçu tant de nouvelles inté-
ressantes de votre terre, madame, c'est
à moi à vous en donner de Paris. Je
me rendis hier chez monsieur de Beaulé, où
j'eus l'honneur de saluer monsieur et madame
la comtesse de Kerneuil. Tous deux m'ont
invité de me trouver demain avant le jour, aux
formalités religieuses de leur mariage, dont les
cérémonies négligées se feront à Saint-Roch avec
la présence et l'approbation de monsieur de
Karmeil, père du jeune homme; et comme le
secret a été généralement approuvé, vous n'en-
trerez pour rien dans tout cela ; on ne vous
demande votre aveu que tacitement.
2 2 ALINE
La levée de la lettre de cachet a été l'affaire
de vingt-quatre heures. Monsieur le comte de
Karmeil s'est rendu avec la plus grande facilité
aux opinions et aux conseils de monsieur de
Beaulé ; ils ont été trouver le ministre ensemble,
et l'expédition s'est faite sur-le-champ.
Sainville, vous me permettrez de lui conserver
ce nom, a été enchanté d'embrasser, et de
retrouver un père qu'il a toujours chéri au fond
de son cœur; et celui-ci n'a pas reçu, sans lar-
mes, les sincères effusions de la tendresse de son
fils. Il avait pourtant encore les cent mille écus
dans la mémoire; mais monsieur de Beaulé l'a
convaincu que les lingots d'Espagne devaient lui
faire oublier cette fredaine ; et de concert avec le
ministre, on a sur-le-champ écrit pour essayer
de les ravoir.
Les biens de mademoiselle de Kerneuil sont
très divisés ; il y a un grand nombre de collaté-
raux, et quoique la présence de cette jeune per-
sonne dût tout arranger, nous craignons quel-
ques procès.
Bonneval est, d'après votre conseil, l'avocat
que nous leur donnons; il les accompagnera en
Bretagne, où monsieur de Karmeil allait repas-
ser, quand son fils est arrivé à Paris ; il ne s'en
retournera plus qu'avec les jeunes époux. Ses
anciens procès sont terminés, ce qui détruit plus
ET VALCOUR
sûrement que tout encore, les obstacles qu'il
apportait au choix de son fils. On ne veut pas
absolument que vous fassiez aucuns frais,
madame ; monsieur de Karmeil fait les avances
de tout, et s'arrangera ensuite avec Sainville. La
fortune de ces jeunes gens peut être considéra-
ble : le ministre a répondu de faire rentrer, au
moins deux millions sur les lingots; voilà cent
mille livres de rente; la succession de madame
de Kerneuil nous en donne cinquante, celle de
monsieur de Karmeil autant, voilà donc au
moins deux cent mille livres de rente, et
beaucoup plus si les lingots reviennent en
entier. Léonore ne nous vit pas faire ce compte
l'autre jour devant elle, sans un certain frémis-
sement de joie qui me prouva qu'elle aimait
l'argent.
Elle n'a encore paru qu'à l'Opéra, où ses aven-
tures, racontées de bouche en bouche, ont fait
voler tous les yeux sur elle. On l'a trouvée très
jolie; elle a bien vu qu'on le pensait, et elle n'a
pas semblé y être insensible : il est certain qu'elle
a une figure vive et animée, des grâces, une
taille délicieuse, et beaucoup d'esprit. Peut-être
un peu de prétentions... Je crois même de la
minauderie, et beaucoup de sophismes dans le
raisonnement... Mais, pardon, madame, quand
je parle de ce qui vous appartient, mon esprit
24 ALINE
trouva-t-il même des défauts ... ma main qui
suit mon cœur, ne doit peindre que des qualités.
Ainsi que j'ai été son chevalier à l'Opéra,
monsieur de Beaulé veut que je le sois de même
aux autres spectacles. Elle a désiré le Père de
famille aux Français, et Lucile aux Italiens; elle
en jouira. J'aime le motif qui lui a fait désirer
le Père de famille; elle chérit tout ce qui lui
rappelle l'instant heureux où elle a retrouvé ce
qu'elle adore. Voilà pourtant de la sensibilité.
Mais je ne finirais pas, madame, si je voulais
détailler toutes les vertus que j'ai trouvées dans
monsieur de Sainville; le comte de Beaulé veut
que je sois son ami, en vérité l'effort ne sera pas
grand ... : douceur, aménité, grâces, talents,
esprit... il a tout ce qu'il faut pour être l'ami
de tous les hommes, et l'amant de toutes les
femmes.
Ah ! madame, il n'y a plus que moi de mal-
heureux; il n'y a plus que moi qui, continuelle-
ment entre la crainte et l'espoir, voit flétrir ses
plus beaux jours dans les larmes et dans la dou-
leur ! Vous témoignerai-je au moins bientôt mon
respect? et me trouvant dans la même ville que
vous, me sera-t-il permis de me jeter à vos
pieds? Je remets à vous seule les intérêts de mon
bonheur, qui sait mieux que vous si mes souf-
frances méritent quelques dédommagements?
ET VALCOUR 25
Mais est-ce à moi de me plaindre, quand il me
reste vos bontés et le cœur d'Aline ? Consolé par
de tels dons, je ne devrais plus croire aux mal-
heurs, si le plus grand de tous n'était pas de
connaître le prix de ces bienfaits, et de n'en pas
jouir.
Adieu, madame, envoyez-moi vos ordres, j'en
ferai part, malgré le tourbillon où l'on va se
perdre quelques instants, et j'ose vous assurer
qu'on se fera toujours un devoir bien doux de
suivre vos intentions.
LETTRE XLI.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Vertfeuille, ce 5 décembre.
tï?\2SrôaJi je ne savais pas que Déterville vous a
CosS^O tout appris, 1 attendrais a vous voir,
^^£^ pour épancher mon cœur dans le
vôtre... Que dites-vous d'abord de cette ruse
infâme qui a pensé nous enlever Aline?.. Le
traître, comme il m'abusait!., comme il me
joue sans cesse! Oh! mon ami, combien nous
devons nous observer plus que jamais ! Cessons
de penser à ces horreurs... Il faut que je voie
maintenant les choses de près. J'en raisonnerai
mieux ensuite avec vous.
Eh bien! cette nouvelle fille... elle vous a
donc plu? O! mon cher Valcour, elle ne m'a pas
rendue aussi heureuse que je l'aurais imaginé.
ALINE ET VALCOUR 2J
Beaucoup plus d'esprit que de sentiment, beau-
coup plus de vanité que de sagesse, un amour
excessif pour son mari, j'en conviens, des choses
au delà de la force humaine pour se conserver
pure à lui... mais pourquoi faut-il que tout cela
soit l'ouvrage de l'orgueil? Pourquoi n'ai-je rien
trouvé quand j'ai voulu sonder ce cœur ! et pour-
quoi me faut-il désespérer même de voir jamais
naître en elle les qualités que je n'y ai pas trou-
vées. O! mon ami, celle qui érige l'insensibilité
en système, l'athéisme en principe, l'indiffé-
rence en raisonnement... pourra peut-être ne
se livrer à aucun écart, mais il n'en jaillira jamais
une vertu... et si la raison de cette cruelle fille
cède à l'exemple... au feu des passions... quel
précipice alors est ouvert sous ses pas! Comme
on est près de faire le mal, quand on ne sent
aucun charme à faire le bien. Les égarements de
l'esprit sont bien moins dangereux que ceux du
cœur, l'âge qui calme les uns aggrave presque
toujours les autres.
Dès que les revers n'ont pu former l'âme de
cette jeune personne, il est à craindre qu'ils ne
la rendent méchante; et ces richesses dont elle
va jouir, finiront par achever de la corrompre...
Mais parlons de vous, mon ami... Enfin je me
rapproche... Voici ma dernière lettre de Vert-
feuille. En quel état vais-je trouver tout ce qui
28 ALINE
nous intéresse?.. Quel parti vais-je prendre
vis-à-vis de mon mari? Après cette nouvelle
horreur... s'il manœuvre sourdement encore...
comment le deviner? comment l'entraver ou le
rompre? Quoi qu'il en soit, je vous verrai... ici
ou là ; il faut que je vous embrasse. Dites à Léo-
nore que je serai sans faute à Paris le 10, je veux
la voir encore avant qu'elle ne parte; je les rece-
vrai comme des gens qui ont passé par hasard
à ma terre, en revenant de leurs aventures.
L'histoire de leur arrêt chez moi, a trop fait de
bruit pour que je puisse m'empêcher d'en conve-
nir ; la seule chose à cacher est qu'elle est ma
fille, et je vous réponds qu'on ne le verra point à
mon cœur... Nous en avons bien pleuré, votre
Aline et moi ; tout ce qui n'est pas tendre et
délicat comme elle lui paraît si gigantesque...
Cependant elle aime Léonore ; ce héroïsme de
fidélité conjugale est un mérite qui l'enchante :
elle dit qu'avec cette vertu-là, on peut acquérir
toutes les autres... Et vous êtes bien aise qu'elle
ait dit cela, n'est- ce pas,Valcour? Voilà pourquoi
je vous le répète... Ah! comme je l'adore, et
comme elle me dédommage ! Tantôt mon cœur
se livreà l'orgueil, quand je considère celle-ci... ;
tantôt il s'humilie quand je vois tous les défauts
de celle-là... Ah! c'est une permission du ciel!
je me serais crue trop fière si j'avais eu deux
ET VALCOUR 29
enfants comme Aline! Il a voulu diminuer mon
triomphe de l'une, mais il a redoublé mon amour
pour l'autre... elle sera pour vous, celle que
j'aime, c'est le plus ■ beau présent que je puisse
faire à mon ami, c'est le plus doux lien qui puisse
m'enchaîner à lui; adieu, méritez-la, aimez-
vous et ne m'écrivez plus à la campagne.
ljg®ffi^^ffiffi^iIHgil*ffi£*i
LETTRE XLII.
ALINE A VALCOUR .
Paris, ce 15 décembre.
jNfin me voilà près de vous... mais sans
2«1p4^r qu'il me soit permis de vous voir; c'est
r^-v-o^ néanmoinsuneconsolation,je l'éprouve;
quoique l'amour réunisse les âmes, quel que
soit leur éloignement, et que toutes les distan-
ces dussent d'après cela être égale, sil est pour-
tant bien doux de respirer le même air que
l'objet qu'on adore. Je vois avec douleur, mon
ami, que nous allons encore en être réduits là,
peut-être tout l'hiver; je vous afflige en vous
l'annonçant; mais imaginez-vous que je sois plus
tranquille? croyez-vous que ce cruel chagrin ne
soit pas le mien comme le vôtre? Ah ! que mes
sentiments seraient mal connus de vous si vous
alliez le supposer !
ALINE ET VALCOUR 3 I
Quand j'ai revu cette maison où vous veniez
si librement autrefois...; quand je me suis rap-
pelé les charmes de vos anciennes visites ; je
ressentais encore cette émotion délicieuse qui
m'agitait en vous attendant...; j'éprouvais ce
trouble divin du choc des rayons de nos yeux...;
j'errais de fauteuils en fauteuils; j'aimais à
reconnaître ceux qui nous avaient servi... Placée
dans l'un, vous supposant dans l'autre, je vous
adressais quelquefois la parole, comme si vous
aviez pu m'entendre, et trompée par de si douces
illusions, je me croyais encore un instant heu-
reuse; mais venons à quelques détails, vous en
exigez, il est juste que je vous en donne.
Le président, prévenu, attendait ma mère; il
l'a reçue à merveille; il y a mis jusqu'à de l'inté-
rêt et des caresses... Vis-à-vis de moi d'abord
un peu d'embarras, mais il s'est remis bientôt,
et m'a donné les noms les plus tendres, en
m'assurant qu'il ne me voyait jamais assez;
Sainville et Léonore ont été le sujet de nos pre-
miers discours, comme ils font aujourd'hui celui
de toutes les conversations de Paris. Mais il ne
s'est pas avisé de dire un mot de la fourberie
qu'il avait voulu faire; il s'est bien gardé de
convenir que, par une atrocité sans exemple, il
avait eu dessein de s'emparer d'un seul coup de
Léonore et de moi ; et ma mère qui a bien vu
■3,2 ALINE
qu'il nierait... qu'il battrait la campagne si on
lui en parlait, s'est résolue à ne lui en pas ouvrir
la bouche. Il nous a fait tout plein d'éloges de
Léonore; elle lui plaît beaucoup, ce me semble...
Quand je songe que sans la fraude de la nour-
rice du Pré-Saint-Gervais, ce serait pourtant
celle-là qu'il aurait prostituée à Dolbourg. Juste
ciel ! comment la fierté de Léonore se serait-elle
arrangée d'un tel traitement !
O Valcour!.. il existe quelque chose de plus
singulier que tout cela.
Le croirez-vous?.. Cette première nuit...
eh bien ! il l'a passée presque entière auprès de
sa femme... C'est un renouvellement de ten-
dresse... ou de fausseté, bien étonnant et bien
inconcevable; ma mère en était le lendemain
tout embarrassée vis-à-vis de moi; elle mourait
d'envie de me l'annoncer et d'en rire : elle ne
savait comment s'y prendre... Il y avait plus de
cinq ans... elle a voulu s'y soustraire... ces
scènes-là ont si peu d'attraits pour elle ; un
homme qui n'a jamais été que tyran et libertin,
doit être époux avec si peu de délicatesse... Il a
pourtant fallu se soumettre... se soumettre
n'est-ce pas, mon ami, c'est le mot; vous auriez
effacé celui de partager, si je m'étais avisée de
m'en servir. Ma mère a profité de ces instants
pour lui reprocher ses débauches, pour l'engager
ET VALCOUR 33
à une conduite plus convenable à sa santé et à
sa réputation. Elle lui a rappelé l'histoire
d'Augustine ; elle lui a fait sentir qu'il était
affreux à lui de n'avoir, pour ainsi dire, paru à
Vertfeuille que pour séduire une de ses femmes.
— En vérité, a dit le président, j'en ai d'au-
tant plus de regrets, que c'est une fille vraiment
estimable.
Il l'avait, prétend-il, trompée pour la déter-
miner à quitter Vertfeuille; il lui avait pro-
mis une fortune brillante, sans qu'elle eût de
risques à courir. Mais dès qu'elle avait vu de
quoi il s'agissait, elle avait fait une défense de
Romaine. Et son Dolbourg, ainsi que lui, tous
deux édifiés des procédés de cette fille, l'avaient
fait mettre dans un couvent jusqu'au retour de
ma mère, qu'ils devaient instamment prier de
la reprendre; il n'y a eu effectivement sorte
d'instance qu'il n'ait faite à sa femme à ce sujet,
et elle... toujours bonne... toujours crédule,
émerveillée d'une aussi belle action, non seule-
ment a consenti... mais même a vivement désiré
qu'on lui rendît cette fille.
Si réellement Augustine s'est conduite de la
sorte, elle mérite des bontés et de l'indulgence,
et ma mère doit assurément lui rouvrir sa mai-
son... Mais je ne sais pourquoi je mets l'air du
doute à cette dernière idée... Quelle apparence
IV 3
34 ALINE
que mon père voulût faire rentrer cette fille, si
réellement elle se fût rendue à lui... Il aimerait
mieux la garder dehors... Serait-ce pour plus de
facilité?.. Enfin nous verrons ce qu'elle dira...
il faudra qu'elle soit bien fine si nous ne la
démêlons pas.
Le lendemain le président n'a pas manqué de
nous amener Dolbourg; il n'a pas caché à ma
mère qu'il tenait toujours plus que jamais à ses
anciens desseins, et qu'il serait même fort aise
qu'il y eût sur tout cela quelque chose de fait
avant l'été. Mais ses propositions n'ont plus au
moins l'air de la menacer.
Il désire et n'ordonne pas. En vérité, Val-
cour, je crois du changement dans sa conduite ;
je ne sais ce qui l'occasionne, mais il existe, il
est impossible de s'y méprendre ; quelques
rayons d'espoir semblent naître pour nous de
cette variation... Ah! devons-nous nous y livrer?
Il est si doux d'apercevoir l'aurore du bonheur!..
Ce vilain homme, cet épais Dolbourg s'est
approché mystérieusement de moi , il m'a
demandé si je m'étais bien amusée à la campa-
gne; il m'a trouvée engraissée... ce qui est
faux... Il a voulu me baiser la main et n'en a
jamais pu venir à bout.
Mais malgré cette apparence de bons procédés,
il faut être sur nos gardes, mon ami, ma mère
ET VALCOUR 35
vous le recommande; il faut éviter surtout, avec
le plus grand soin, de paraître au logis. Ma
mère vous verra chez le comte de Beaulé qui,
comme vous savez, donne deux ou trois dîners
par semaine ; mais je n'y serai jamais, c'est
convenu ; voici donc comme nous ferons pour
nous voir à la dérobée, et pour nous remettre
nos lettres. Vous vous trouverez sans faute,
tous les dimanches aux Capucins, à la messe
de midi; je me placerai toujours à droite, où
vous m'aperceviez quelquefois l'an passé...
Là... quelque mal que cela soit, mon ami,
quelque éloignement que j'éprouve à me per-
mettre cette petite indécence, nous déroberons
quelques minutes à ce que nous devons à
l'être suprême... Nous nous dirons quelques
mots... nous nous remettrons nos lettres, et
nous n'en sortirons jamais sans nous jurer de
nous aimer, et sans demander pardon à Dieu
d'oser nous le dire là... Mais ce Dieu bon voit
le fond de nos cœurs... Il voit que si nous
désirons d'être réunis, c'est pour l'aimer, le ser-
vir, le glorifier de concert... Savez-vous, mon
ami, que de rendre ensemble des grâces à l'éter-
nel, est une des choses que je mets au rang de
nos plus délicates occupations; il me semble
que le culte émané de deux cœurs enflammés
d'amour doit nécessairement devenir et plus
36 ALINE
tendre et plus pur. Ce n'est point par des âmes
indifférentes que le plus saint des êtres veut être
servi; un amour honnête et légitime ne doit
rendre les cœurs que plus dignes de lui être
offerts.
Mais à propos, si j'étais jalouse, de quel œil
verrai s-je toutes ces parties de spectacles avec
ma sœur? Vous savez, sans doute, qu'ils sont
tous partis pour la Bretagne ; ma mère leur a
donné à souper deux fois avant leur départ ; à
chaque fois Dolbourg et mon père s'y sont trou-
vés, et je faisais de singulières réflexions pendant
ce temps. La première fois que Léonore a vu
monsieur de Blamont, elle s'est approchée de
moi, et m'a dit avec son ton leste :
— Voilà donc le président mon père?
— Oui, lui ai-je dit.
— Eh bien ! a-t-elle continué, voilà encore la
nature en défaut chez moi, car elle ne me dit pas
la moindre chose pour cet homme-là.
Mais comme elle ne lui parle guère plus pour
sa mère, cette petite indifférence ne m'a point
surprise dans elle.
En général, Léonore, orgueilleuse et fière,
ne serait pas, je crois, très flattée de l'obligation
de renoncer à être fille d'une comtesse, pour la
devenir d'une présidente ; et je crois qu'elle
aurait tout autant aimé se retrouver, en revenant
ET VALCOUR 37
en France, Elisabeth de Kerneuil, que Claire de
Blamont... Cette chère sœur... je l'aime, mais
en vérité elle a bien des défauts, et malheureu-
sement ils sont tous dans le cœur; elle dément
d'une manière bien authentique ce qu'elle a osé
dire : que les plus grandes vertus se trouvaient
toujours alliées à l'impiété : si ces vertus se mani-
festent en elle sur de certains objets, il en est
d'autres où l'éclat qu'elles jettent est obscurci
par de bien grands travers.
Quoique privée de voir mon ami, chez ma
mère, je n'en suis pas moins enchantée d'être
revenue... Mais, je ne sais, cette joie est sombre;
elle a un certain caractère de tristesse qui
m'alarme; une voix tumultueuse et intérieure
semble me dire que je fais comme les matelots
qui se réjouissent pendant que l'orage se forme
au-dessus de leur tête... Adieu, soutenons nos
revers s'il s'en présente; réunissons nos forces,
et pour souffrir et pour nous aimer.
LETTRE XLIII.
LA MEME AU MEME
Paris, ce 17 décembre.
)OTre résignation, toujours entière, me
£ plaît, me touche et m'intéresse... c'est
ainsi que l'on aime, Valcour. Des
amants moins délicats et moins accoutumés que
nous aux sacrifices auront de la peine à se le
persuader; mais que nous importe l'opinion des
gens froids, pourvu que nos âmes, plus ardentes
et plus élevées que la leur, sachent jouir de ce
qu'ils n'entendent pas. C'est une des choses qui
pourtant m'impatientent le plus que de voir
combien il y a peu d'êtres dans le monde, qui, si
j'ose me servir de l'expression, parlent la même
* Il y avait une réponse de Valcour à la lettre précédente, mais que
nous avons supprimée, par l'envie de ne rien offrir au publie qui ne
fasse qu'allonger le lil sans le démêler, et qu'à retarder le dénoue-
ment, sans y ajouter plus d'intérêt. (Note de l'éditeur.)
ALINE ET VALCOUR 39
langue que nous, et pourquoi la nature, dès
qu'elle nous destinait à vivre ensemble, ne nous
a-t-elle pas donné à tous, à peu près la même
âme? Pourquoi n'avons-nous pas tous la même
manière de sentir? Dans les mouvements d'hu-
meur que certaines gens m'inspirent, je ne sais
si je n'aimerais pas autant ceux qui, comme ma
chère sœur, vont beaucoup au delà des bornes,
par trop de délicatesse dans les organes, que
ceux qui n'éprouvent rien.
Les premiers réparent au moins, par un esprit
piquant et extraordinaire, toutes les inconsé-
quences de leur cœur, au lieu que les autres
n'ont rien qui puisse dédommager de leur lourde
apathie. Ce sont des espèces d'automates qui,
ce me semble, font sur nous ce même effet que
ces temps assommantsde certains jours d'été, où
toutes nos facultés engourdies par le volume
d'air qui les absorbe ne se désignent même plus
dans l'organisation... Ma comparaison n'est-elle
pas juste? Un sot ne vous a-t-il jamais fait
éprouver une douleur physique? N'avez-vous
pas senti, à son approche ou à ses discours, une
commotion pareille à celle dont je vous parle?
Oh! mon ami, je vous aurai vu quand vous
lirez celle-ci ; la main qui vous la rendra aura
senti le plaisir de serrer la vôtre; nos yeux se
seront parlé, nos âmes se seront entendues.
40 ALINE
Puisse ne pas être interrompue cette innocente
façon de nous entretenir cet hiver.
Le président est toujours le même; ma mère
ne sait à quoi attribuer cet extraordinaire
empressement; il y passe une partie des nuits,
et je vous réponds que sa chère femme n'en est
pas plus contente; elle aimerait bien mieux la
plus profonde indifférence, que ces émotions
presque toujours désordonnées, fruit du dérègle-
ment de la tête, bien plus que des sentiments
du coeur, et qui la replaçant toujours dans une
sorte d'infériorité et d'humiliation, ne lui laisse
plus que le triste rôle de la colombe, sous la
serre aiguë du vautour. Mais elle a besoin d'art
et de politique; si elle pouvait l'enchaîner et le
vaincre à force de complaisance, pour le bon-
heur de sa chère Aline, il n'y aurait rien, dit-
elle, qu'elle n'entreprît avec délices.
Augustine est réconciliée, elle s'est jetée aux
pieds de la présidente ; elle lui a demandé par-
don de son inconduite; elle l'a suppliée de n'y
plus penser; et vous jugez si l'âme tendre et
douce de ma mère a pu résister à cette scène?
Elle a embrassé cette fille avec tendresse, elle l'a
relevée, et lui a rendu toute sa confiance et sa
protection...
Le président était presque attendri ; il est
d'ailleurs d'une retenue singulière vis-à-vis de
ET VALCOUR 41
cette fille ; il ne paraît assurément pas qu'il
ait jamais pu se rien passer entre eux.
Mais pour Sophie, ma mère est très embar-
rassée : elle ne sait absolument sur quel ton en
parler au président. La dernière fois qu'il a été
question d'elle entre eux àVertfeuille, vous savez
que mon père soutint qu'elle n'était pas sa fille;
dans ce temps-là ma mère était loin d'imaginer,
que sans le vouloir il dît aussi bien la vérité.
Maintenant qu'elle est sûre que cette Sophie ne
lui appartient point, ne vaut-il pas autant ne rien
dire, et laisser soupçonner qu'elle a cru ce que
son mari lui disait.
L'intérêt qu'elle prend d'ailleurs à cette infor-
tunée, ne peut plus être le même que quand elle
la croyait à elle; et elle a celui de deux véritables
enfants à ménager, qu'elle ne sacrifiera pas dit-
elle, à celui d'un être qui ne lui tient plus que
par les sentiments de la pitié : elle aime donc
mieux ne rien dire, et laisser sur le tout son mari
dans l'erreur : elle lui cachera toujours le sort de
cette fille ; elle en prendra le même soin; n'aura-
t-elle pas rempli tous ses devoirs?
LETTRE XLIV.
LE PRESIDENT DE BLAMOXT A DOLBOURG.
Paris, ce 10 janvier 1779 *.
(p;pS^JopHiE est à nous... l'affaire s'est faite
M&S3LO le plus lestement possible; l'abbesse a
^^7~^ eu beau réclamer madame de Blamont,
il y avait une lettre de cachet, il a fallu céder...
C'est pourtant, lorsque j'y réfléchis, une chose
bien commode que ces ordres-là; que de pas-
sions différentes ils servent! l'amour, la haine,
la vengeance, l'ambition, la cruauté, la jalousie,
l'avarice, la tyrannie, l'adultère, le libertinage,
l'inceste... On flatte tout avec ces lettres char-
' 11 y avait encore ici deux lettres de Valcour, mais aucune varia-
tion dans les événe-nents; nous avons donc passé tout de su;i
qui en développe; et quelque affreuse que soit cette lettre, sans doute,
elle nous a paru trop essentielle à la eatastrophe, trop utile aux
teintes du caractère, pour pouvoir être supprimée. Il y a beaucoup
de lecteurs qui feront bien de ne la point lire, et les femmes surtout.
Ni ite de l'éditeur.)
ALINE ET VALCOUR 43
mantes; avec elles on se débarrasse d'un mari
qui gêne, d'un rival qu'on redoute, d'une maî-
tresse dont on ne veut plus, d'un parent incom-
mode... Oh ! je ne finirais pas si je te détaillais
tous les différents services qu'on retire de cette
charmante institution. Je suis encore à com-
prendre comment il est possible que mes confrè-
res s'en plaignent. Je suis confondu qu'ils osent
dire qu'elle est contre les lois de l'État, comme
si l'État devait avoir rien de plus sacré que le
bonheur de ses chefs, et comme s'il pouvait
exister rien de plus doux pour eux, que cette
manière asiatique d'envoyer le cordon. Je sais
bien que ceux qui blâment ce délicieux usage ,
ceux qui le traitent d'abus tyrannique, préten-
dent, pour étayer leur opinion, que la puissance
du souverain s'affaiblit en se divisant, se resserre
en croyant s'étendre par le despotisme, et se
dégrade en protégeant des crimes ... Que cette
arme dangereuse pour une fois ou deux par
srècle qu'elle frappe à propos, cinq cents fois dans
le même siècle ébranle le tronc en écharpant
les branches? Mais tout cela sont les sophismes
de ceux qui en souffrent ou qui en ont souffert.
De tous les temps le faible s'est plaint... C'est
son lot, comme le nôtre est de ne pas l'enten-
dre... Je le demande, que serait une autorité
dont les rayons bienfaisants ne s'étendraient pas
44 ALINE
un peu sur les soutiens du trône; il n'y a que les
tyrans qui portent seuls leur glaive, les rois
justes et bons en partagent le poids; et serait-ce
bien la peine de le soutenir sans en frapper de
temps en temps.
N'était-il pas indécent que ta maîtresse... que
ma fille *, parce qu'il lui a plu d'échapper de
nos mains, ou de se mettre dans le cas de s'en
faire chasser, allât se mettre aux frais de ma
femme? Est-ce donc à elle à payer ces sortes de
choses? Moi, j'aime les convenances ; il est inouï
comme j'y tiens. Oui, je veux que l'honnêteté
règne jusqu'au sein même du désordre. Quand
on va savoir cela... je vais être boudé...
Dieu sait ; mes empressements surprendront...
« N'est-il pas affreux, dira-t-on, de chercher des
plaisirs avec celle qu'on acable de chagrins ? »
Elle ne conçoit pas la liaison de tout cela, la chère
dame; elle n'entend pas d'abord que l'ébranle-
ment causé par le chagrin sur la masse des
nerf, détermine sur-le-champ à la volupté dans
les femmes, les atomes du fluide électrique, et
qu'un individu de ce sexe n'est jamais plus
voluptueux que quand il est saisi dans les pleurs.
N'y eût-il d'abord que cela, un vieux mari
comme moi serait très excusable d'employer,
* Il ne faut pas oublier qu'il croit toujours être père de cette
Sophie.
ET VALCOUR 45
auprès de sa tendre épouse, tous les ressorts qui
peuvent lui rendre ce qu'il ne doit plus attendre
de sa vigueur... Voilà donc déjà pour le phy-
sique; mais la petite méchanceté de donner du
chagrin, a bien une autre jouissance morale...
qui, je le sens, n'est pas entendue de son lourd
esprit... Dis... avoue-le... comprends-tu que
de dire à une femme intérieurement, tout en la
soumettant à ses feux : « Si tu savais que le
plaisir que je cherche avec toi n'est nourri que
du charme piquant de te tromper... que ton
errreur... que ta bonhomie... que la manière
enfin dont je te rends ma dupe compose tout le
sel que je trouve aux voluptés dont je m'eni-
vre... et que ces voluptés seraient nulles pour
moi, sans l'aiguillon de la perfidie. »
Hein, Dolbourg, tu n'entends pas plus cela
que du grec? Semblable à l'âne qui broute
l'herbe fine d'une prairie verte, sans distinguer
la simple précieuse, du jonc sauvage, tu dévores
indifféremment tout ce que ta bouche rencontre
sans examen et sans analyse; sans te faire de
principes sur rien, et sans jamais jouir de tes
principes, ne suis-je donc pas plus heureux que
toi, en raffinant tout comme je fais, en ne me
composant jamais de jouissances physiques,
qu'elles ne soient accompagnées d'un petit
désordre moral. Quelque variété que je puisse
46 ALINE
mettre dans mes amours avec la présidente,
quelque jolie qu'elle soit, sans doute encore;
quelque bizarres que puissent être mes plai-
sirs... que deviendraient-ils pourtant, je te le
demande, si je n'avais, pour les enflammer, les
idées nées des perfides desseins que tu me
connais (car il faut bien revenir à ces maudits
desseins, dès que le projet de Lyon n'a pas eu
de succès); aussi, depuis que ces desseins sont
pris, depuis qu'ils sont sûrs, ce sont des sen-
sations d'une violence!.. Ce qui me divertit,
c'est que la bonne dame met tout cela sur le
compte de ses attraits ... Elle devrait pourtant
bien sentir qu'ils ne peuvent plus entrer pour
rien dans les motifs de mon ivresse... Il est
impossible qu'elle ne voie pas que j'ai quel-
que autre chose dans la tète; quelquefois même
je ne suis pas maître de mes propos... Dans ces
instants où l'on déraisonne et où celui qui dérai-
sonne le plus est presque toujours celui qui a le
plus d'esprit... il m'en échappe de très expres-
sifs, et qu'elle devrait entendre... Quand il y
avait jadis un peu plus de bonne foi de ma part...
il y avait bien moins d'enthousiasme; elle devrait
s'en ressouvenir : d'où peut donc naître ce nou-
veau délire?., de l'indécence de l'acte? Il y a
longtemps que j'emploie les singularités; elle
doit le savoir; et voyant que ce n'est pas tout
ET VALCOUR 47
cela qui m'embrase, elle devrait se demander ce
que c'est... s'étonner... frémir même... C'est
une drôle de chose que la sécurité des femmes.
Toi qui es un peu naturaliste, dis-moi, n'y
a-t-il pas une sorte d'animal féroce qui ne
rugit jamais autant, près de sa femelle, que
quand il est prêt à la dévorer? Tout à l'heure la
sécurité des femmes m'étonnait : c'est leur
orgueil maintenant que je n'entends pas. Trop
heureuse d'avoir... trop contente de ressaisir ce
qui leur échappait, c'est toujours, selon elles, à
leur art, à leur magie, que se doit l'effet du
miracle; et les innocentes, trompées au culte du
sacrificateur, se placent sur l'autel en déesse,
quand elles ne doivent être que victimes.
Quoi qu'il en soit, Sophie arrachée, par ordre
du roi, au couvent des Ursulines d'Orléans, est
exilée au château de Blamont, où mon concierge
l'a reçue au fond d'un appartement sûr et bien
clos, dans lequel il me répond d'elle sur sa vie.
On dit que la chère petite personne a prodigieu-
sement pleuré; qu'elle n'aille pourtant pas
perdre toutes ses larmes; le tour qu'elle nous a
joué mérite que nous lui en fassions encore ver-
ser quelques-unes; mais comme elle est bien là,
et que nous avons beaucoup de choses à soigner
ici, je me contenterai d'y aller faire un tour,
pour la disposer à nous recevoir ce printemps.
4 S ALINE
Jusque-là trop d'objets nous occupent pour
quitter Paris tous les deux.
Au reste, rien n'a pris comme la réhabilitation
de la demoiselle Augustine : j'étais là, je laissais
de temps en temps mes paupières se mouiller,
afin de me faire supposer un cœur... et on avait
la simplicité d'y croire.
Encore une fois, mon ami, comme elles sont
bonnes les femmes? Voilà donc cette fille souve-
rainement installée : quelque sûrs que nous
devions en être, tu comprends bien pourtant que
dès que la voilà l'âme du projet, il ne faut pas
trop la perdre de vue. M'avoueras-tu que je suis
bon physionomiste ? à peine l'eus-je envisagée
de tout sens à Vertfeuille, que je te dis :
— C'estlà ce qu'il nous faut; voilà le sujet que le
sort met en nos mains pour exécuter, ses caprices,
et tu vois comme après avoir rempli nos pre-
mières vues avec docilité, elle coopère avec intel-
ligence à l'accomplissement des secondes. Il nous
fallait, en vérité, un peu de tout cela, pour nous
dédommager de la perte réelle que nous avons
faite deLéonore... Ah! que cette charmante petite
femme était digne de nous, mon ami; ce comte
de Beaulé, qui m'entrave dans tout depuis quel-
que temps, commence à m'impatienter. Si cet
homme-là n'était pas en crédit, quelques-uns de
mes amis et moi, nous lui aurions bientôt fait un
ET VALCOUR 49
bon procès criminel ; je sais qu'il soupe quelque-
fois avec des filles, le cher comte... En voilà
plus qu'il n'est nécessaire dans ce siècle-ci pour
le mener tout droit à l'échafaud. Il n'est ques-
tion que d'inventer... de supposer... de soudoyer
quelques complaignantes , quelques espions ,
quelques exempts de police, et voilà un homme
roué. Depuis trente ans nous avons vu plus
d'une de ces scènes; j'aimerais presque mieux
être accusé aujourd'hui * d'une conspiration
contre le gouvernement , que d'irrégularités
envers des catins ; et en vérité cette manière de
mener les choses est respectable... elle honore
bien la patrie. Si quand on a envie de perdre un
homme il fallait attendre qu'il devînt criminel
d'état, on n'aurait jamais fini; tandis qu'il y a
très peu de mortels qui ne soupent avec des
prostituées.
On a donc fort bien fait d'arranger là les
pièges. Cette espèce d'inquisition établie sur les
procédés du citoyen qui s'enferme avec une
fille; cette obligation où l'on met ces créatures
de rendre un compte exact de l'acte luxurieux de
cet homme, est assurément une de nos plus
belles institutions françaises. Elle immortalise à
• Non, pas aujourd'hui, heureusement pour l'humanité. Des lois
plus sages vont régir la France ; et les atrocités décrites par ce
scélérat n'existent plus.
IV 4
50 ALINE ET VALCOUR
jamais l'illustre archonte * qui la mit en usage
à Paris. Et voilà de ces lois douces, et néan-
moins prudentes, qu'il ne faut jamais laisser
tomber en désuétude ; on ne saurait trop encou-
rager les délations des prêtresses de Vénus ; il
est extrêmement utile au gouvernement et à la
société de savoir comment un homme se
conduit dans de tels cas; il y a mille inductions,
toutes plus sûres les unes que les autres, à tirer
de là sur son caractère; il résulte, j'en conviens,
une collection d'impuretés qui peut devenir
chatouilleuse aux oreilles du juge. Ce n'est pas
servir les mœurs, disent les ennemis de ce sys-
tème, que d'espionner et de recueillir les actions
libertines de Pierre, pour aiguillonner l'intem-
pérance de Jacques. Mais ce sont des chaînes
au citoyen ; ce sont des moyens de l'asservir,
de le perdre, quand on en a envie; et voilà
l'essentiel. Adieu; la présidente m'épuise; on ne
servit jamais sa femme avec tant d'assiduité. Je
te charge du soin de mes plaisirs pendant que
je me sacrifie pour les tiens. Songe, surtout, que
j'ai besoin d'être servi à mets piquants dans les
repas que tu me prépares; avertis les enfants de
l'amour qu'ils ont à réveiller des sensations
éteintes dans les saints désordres de l'hymen.
• Magistrat grec ; et c'est du sieur Sartiae dont il est question, qui
'iirtant point Grec. Voyez la note de la page 5 : elle est rela-
tive à ceci.
LETTRE XLV.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Paris, ce 12 janvier.
Je me flattais du plaisir de dîner aujour-
d'hui chez notre cher comte, et de vous
y voir, ainsi que Déterville, mais je ne
sortirai pas de chez moi... Ce que j'apprends
m'anéantit, je n'ai pas une faculté de mon âme
qui ne soit brisée, pas un sentiment qui ne soit
compromis... Le fourbe... j'étais la dupe de ses
caresses!., j'espérais le ramener à force d'art,
l'attendrir à force de soins; et quand je le
croyais enchaîné, quand je le supposais à moi,
je ne m'assouplissais que davantage sous le
joug impérieux du perfide... Il n'y a donc plus
rien de sacré; il n'y a donc plus ni lois, ni vertus;
tout peut donc aujourd'hui s'enfreindre impuné-
ment !.. Quel siècle, je rougis d'avoir eu le mal-
heur d'y naître.
52 ALINE
Le 6 janvier, à neuf heures du matin, on est
venu signifier un ordre à madame l'abbesse des
Ursulines d'Orléans, qui lui enjoignait de remet-
tre aussitôt entre les mains de celui qui présen-
tait cet ordre, une fille nommée Sophie, qu'elle
tenait de madame de Blamont... Prévenue par
moi, soupçonnant quelques horreurs, elle a
d'abord dit qu'elle ne connaissait pas cette fille...
qui réellement n'était pas sous ce nom chez
elle... Ce subterfuge n'en a pas imposé; on lui a
dit qu'on allait entrer dans le cloître, si elle ter-
giversait plus longtemps. Saisie de frayeur, la
bonne dame n'a pas osé refuser celle qu'on
demandait ; et cette malheureuse enfant est
partie pour être relivrée au sein du libertinage...
par ordre de ceux qui affichent la décence...
Prouvez-moi donc une dépravation plus com-
plète... plus dangereuse, et je cesse à l'instant
de me plaindre *.
Sophie a donc été conduite au château de
Blamont; elle y est détenue sous la garde du
concierge, dans une chambre où elle ne peut ni
voir, ni parler à personne... Et telles sont main-
tenant les raisons que le président a données
pour surprendre cet ordre odieux.
* C"est ici ou il est plus nécessaire que jamais d'observer que c'est
avant la Révolution que ces lettres s'écrivaient; de telles atrocités ne
se redoutent pas sous le gouvernement actuel.
ET VALCOUR 53
Il a dit que je m'opposais depuis longtemps à
un mariage très avantageux pour sa fille; que par
mes perfides conseils, j'empêchais cette fille de
lui obéir, et que, joignant la ruse aux manœu-
vres ouvertes, j'ai été déterrer une petite créa-
ture avec laquelle l'ami qu'il destine à sa fille a
vécu à la vérité quelques mois : que j'ai fait
venir cette dulcinée dans ma terre, et qu'après
l'avoir bien instruite, je la fais passer pour une
fille à moi, enlevée par lui au berceau, dans
l'abominable dessein de la prostituer à son ami;
que par ce moyen, cet ami étant le même que
celui dont il veut faire son gendre, ne peut plus
maintenant le devenir, puisqu'il se trouverait
alors avoir eu commerce avec les deux sœurs ;
fable exécrable, ajoute-t-il, qui ne peut avoir
été suggérée à sa femme, que par un esprit dia-
bolique qui veut le perdre, lui et sa famille.
Or, cet esprit infernal, c'est vous, mon cher
Valcour. Voilà les favorables impressions qu'il
commence à donner de vous, pour en venir sans
doute à quelque chose de plus sérieux ensuite.
Prenons-y garde... Je crains tout. Maintenant
pour autoriser ce qu'il dit, pour convaincre de
toutes mes impostures, il a produit le certificat
que vous lui connaissez de la prétendue mort de
Claire de Blamont. « Ainsi, ajoute-t-il, si ma
fille Claire est véritablement morte, comme le
54 ALINE
prouve cet extrait des registres de paroisse, elle
ne doit donc plus se retrouver dans la nommée
Sophie que je réclame ; et cette Sophie qui se
dit Claire de Blamont, qu'on ose m'offrir
pour telle, n'est donc plus qu'une aventurière
instruite par ma femme qui la dirige contre
moi, procédé qui mériterait l'attention des
juges, si je voulais faire du bruit, et si j'avais
dessein de me brouiller avec une femme que
j'aime et que je respecte encore, malgré sa fai-
blesse pour l'homme à qui elle s'obstine à
donner sa fille, en dépit de ma volonté.
En conséquence, il a demandé Sophie, et pour
que je ne puisse la retrouver jamais, il a obtenu
le droit de la faire secrètement placer où bon lui
semblerait, sur la simple clause de lui payer une
pension suffisante à l'entretenir. Cette fille n'est
qu'en dépôt chez lui, et quand il aura eu le temps
de me dérouter, il la fera, dit-il, mettre dans
quelque couvent, à l'extrémité de la France.
Tels sont les mensonges dont le fourbe s'est
servi, pour se venger de cette pauvre fille, pour
la punir de ce que sa malheureuse étoile l'avait
conduite chez moi... pour la soumettre sans
doute de nouveau à son odieuse intempérance ;
et quand il fait tout cela... examinez bien
l'affreux caractère de cet homme : quand il agit
ainsi, il est persuadé, quoique cela ne soit heu-
ET VALCOUR
reusement pas, convaincu, dis-je, que Sophie est
sa fille; et il m'accable de caresses; et il passe
des nuits entières avec moi, à me dire que ses
sentiments se raniment, et qu'il retrouve encore
dans son cœur, tous ceux des premiers jours de
notre hymen.
Tel est l'homme à qui j'ai affaire ; tel est le
dangereux mortel dont mon sort dépend aujour-
d'hui. O mon père! quand vous tissâtes ces
nœuds, vous osâtes me promettre le bonheur;
voilà pourtant ce qu'ils sont pour moi.
Cependant, des soins plus chers m'obligent à
feindre encore ; je me suis résolue à ne point
changer de conduite vis-à-vis de lui; il faut lui
laisser son erreur : il ne faut pas même qu'il
puisse penser à l'éclaircir, et cela, pour l'intérêt
d'Aline et d'Eléonore qui me sont maintenant
plus précieuses que Sophie; au fait, il n'a dans
ses mains que la fille d'une paysanne, et si je
l'en enlève, il y fera tomber la mienne.
Ce que ma probité m'impose à présent ne
consiste plus qu'à faire savoir au ministre
l'exacte vérité de tout. Le comte de Beaulé s'en
charge. Cette vérité s'accordera dans beaucoup
de points avec ce qu'a dit le président. C'est une
aventurière qui ne lui appartient point; je le
dirai de même ; je ne me défendrai que de l'avoir
voulu faire passer pour sa fille. Si je l'ai cru, si
56 ALIXE
je l'ai dit un moment, je prouverai partout ce qui
m'a jetée dans cette méprise ; que je devais être
dans la bonne foi, mais qu'aussitôt que Claire de
Blamont est morte, comme il le prouve, je n'ai
plus rien à réclamer, et je lui laisserai son illu-
sion complète, pour qu'il ne découvre rien sur
la naissance de Léonore, pour qu'il ne sache
jamais que cette Claire de Blamont qu'il croit
dans Sophie, est maintenant dans la demoiselle
de Kerneuil, parce qu'avec le caraetère qu'il a
reçu du ciel, il ne pourrait assurément que nuire
à tout ce que nous faisons pour faire rentrer
Léonore dans les biens de celle qu'elle doit
supposer sa mère, avec tout le public.
Ma répugnance n'en est pourtant pas moins
la même, d'avoir accepté cet arrangement du
comte de Beaulé; car enfin, nous dépossédons
par cette manœuvre, les collatéraux de madame
de Kerneuil. Vous n'imaginez pas, Valcour, com-
bien ce procédé offense ma délicatesse; il est
illégal, et j'en suis révoltée; mais si je ne passe
point par-dessus ces considérations, si je décou-
vre la naissance de Léonore, de quels nouveaux
malheurs, de quels plus terribles inconvénients
ne me trouverai-je point entourée; et quoique
femme du marquis de Kerneuil, de quelles per-
sécutions le président ne trouvera-t-il pas encore
le secret d'accabler cette malheureuse Léonore?
ET VALCOUR 57
Ce qu'il ne pourra pas sur celle-ci, sa vengeance
l'entreprendra sur Aline, et je me retrouve dans
un abîme d'infortunes. En me conduisant
comme je le fais, je préfère donc un petit mal à
un grand; mais c'est toujours un mal, et je suis
bien vivement contrariée de ce qui alarme ma
conscience. Une autre chose afflige encore bien
fortement ma délicatesse, et me fait verser en
secret des larmes bien amères; j'abandonne dans
cette Sophie, une honnête et douce créature, une
fille pleine de vertu et de religion pour une qui
est loin des mêmes qualités; mais l'une est ma
fille, l'autre ne m'est rien. Sauver encore Sophie
des mains de cet homme, comment l'imaginer ?
A quel titre l'entreprendre? Eh mais, dès que je
consens à donner à la maison de Kerneuil une
héritière qui, dans le fait, ne l'est point, ne
puis-je donc pas donner de même au président
une fille qui ne lui a jamais appartenu? Quand il
s'agit d'enlever l'infortune aux mains de l'injus-
tice et de la cruauté, ne peut-on pas se permettre
des détours?
D'ailleurs, si je continuais d'assurer que
Sophie est ma fille, je me retrouverais une
arme qui m'est d'un grand secours à l'opposi-
tion des projets du farouche ami de mon époux.
Je n'ôte rien à Léonore, que je n'avouerai jamais,
qui n'a nul besoin de mon aveu ; je rends la
5 S ALINE
liberté à Sophie, et j'assure le bonheur d'Aline !
Ah! je l'essayerais en vain, il mettra toujours
en avant l'extrait paroissial, et je n'en détruirai
l'authenticité, qu'en nuisant à ma Léonore. Quel
embarras! moi qui me réjouissais des jours où
j'ai donné la vie à mes enfants, faut-il mainte-
nant que je classe ces jours malheureux au
rang des plus funestes de ma vie.
Non, je céderai, j'abandonnerai Sophie; j'ai
beau penser, je ne puis faire autrement; je ne
puis secourir cette infortunée, sans nuire au
bonheur de mes deux filles; il faut que j'y
renonce... Il le faut; est-il donc possible qu'il
y ait de fatales circonstances où le ciel favorise
assez peu la vertu, pour qu'il devienne impos-
sible de pouvoir l'arracher au malheur; puissent
s'ignorer à jamais ces fatales vérités; trop de
jeunes filles en concluraient que cette route épi-
neuse où l'éducation les place, est donc inutile à
suivre, puisqu'on n'y tombe qu'un peu plus tôt
dans les pièges de l'intempérance et du vice.
D'ailleurs, en ne me fâchant point de ce qui
vient d'arriver, en cédant tout à l'homme qui me
trompe, en continuant de garder avec lui la
même conduite, peut-être viendrai-je à bout de
l'attendrir; peut-être cet entier dévouement de
ma part le fera-t-il désister de ses indignes pré-
tentions sur Aline ! Mais d'un autre côté, pourra-
ET VALCOUR 59
t-il croire que j'abandonne légèrement les inté-
rêts de celle que j'ai crue si longtemps ma fille.
Eh bien! je mettrai ma parfaite résignation sur le
compte de ma douceur; je lui dirai : « Elle est
intéressante; vous en êtes maintenant le maître;
je vous la recommande, et vous supplie de la
rendre heureuse. »
Je suis presque fâchée à présent de n'avoir
point rendu Sophie à sa bonne nourrice de Ber-
ceuil... elle serait mariée ; que dis-je, vis-à-vis
les manœuvres d'un homme comme le prési-
dent, vis-à-vis les intrigues d'un traître qui ne
ménage, ni pas, ni crédit, ni argent, dès qu'il
s'agit de servir ses passions; tout cela ne serait-il
pas égal aujourd'hui ? Il n'y aurait qu'un crime
de plus... On m'interrompt... Je finirai ma lettre
demain.
Ce 13.
Le croiriez-vous, il s'est présenté hier au soir,
comme à l'ordinaire, pour obtenir, a-t-il dit
bénignement, les tributs de l'hymen, attendus
des mains de l'amour; et comme il a vu un peu
d'altération sur mes traits, quels que fussent mes
efforts pour me contenir, il m'a prévenue. Tout
ce qu'il a fait, a-t-il dit, est assurément pour le
bien, et en vérité, il a bien peu fait; c'est Dol-
bourg qui, prétendant à mon alliance, rougissait
60 ALINE
de savoir une de ses anciennes maîtresses entre
mes mains, et c'est lui qui a voulu la ravoir.
— Je n'ai d'autre tort, a-t-il poursuivi, que
de ne vous avoir pas prévenue; mais toujours
pénétrée de la folle idée qu'elle est votre fille,
vous vous y seriez opposée, et j'écarte avec tant
de soin tout ce qui peut faire naître quelque
trouble entre nous, je désire si vivement de
réparer mes anciennes erreurs, que vous devez
me pardonner ce petit mystère, en faveur du
désir extrême que j'ai de conserver votre estime.
Il n'en est point, a-t-il continué, dont je sois
aussi sincèrement jaloux... C'est que peu de
femmes réunissent à tant de grâces... à des
attraits si divins, des vertus aussi rares... Me
brouiller avec vous... moi?.. Plaider?.. Le
pourrais-je?
— Mais elle est chez vous, lui ai-je dit, en
interrompant ses flagorneries.
— Oui, a-t-il répondu, étonné de me voir si
instruite... Vraiment oui, elle est chez moi, je
n'ai pu refuser mon château à Dolbourg, qui
voulait l'y recevoir quelques instants.
— Et qu'en fera-t-il au sortir de là?
— Il l'envoie, m'a-t-il dit, avec cet air mys-
térieux que savent si bien employer les impos-
teurs, pour donner à leur mensonge le coloris de
la vérité, il l'envoyé dans un couvent, au fond
ET VALCOUR 6l
de la Gascogne... Elle sera bien... il lui fait une
pension honnête... Oh! vous ne connaissez pas
Dolbourg... Je ne vous ai jamais vue lui rendre
justice. C'est une si grande simplicité de
mœurs... une franchise si rare... une nature si
vraie... une ingénuité si précieuse! Ah! croyez-
moi, c'est le seul homme qui soit réellement
fait pour le bonheur de notre Aline. Eh bien !
êtes-vous persuadée à présent que tout ce que
vous croyiez sur cela n'était que des fables?..
Et je me taisais... Il y a tout plein de gens qui
ont le plus grand intérêt à vous en imposer...
et qui le font... N'y eût-il que ce Valcour...
méfiez-vous-en, je vous le dis; c'est le plus
adroit fripon.
— Un moment, monsieur, ai-je dit, ne pou-
vant tenir à tant de fausseté, et curieuse de
voir jusqu'à quel point il la pousserait... un
moment... Puisque vous êtes en train de vous
justifier, osez me dire pourquoi cette commis-
sion secrète à l'exempt qui vint arrêter Léonore
à Vcrtfeuille? Pourquoi cet homme était-il muni
d'un ordre de vous, étayé d'un signalement,
pour enlever ma fille au lieu de l'épouse de
Sainville?
Et c'est ici mon ami, où l'art de feindre est
venu composer à loisir tous les traits de ce
visage odieux.
62 ALINE
— Moi, a-t-il répondu ; moi, des ordres pour
faire mettre Aline à la place de Léonore ?.. Mais
daignez donc songer, je vous prie, que ce n'est
qu'avec le public que j'ai su l'aventure de Sain-
ville à Vertfeuille... circonstance qui m'a fort
embarrassé, qui m'a même fait vous bouder un
peu, de ne m'avoir prévenu de rien, puisque je
ne savais que répondre à toutes les questions
qui m'étaient faites à ce sujet.
— Vous niez ce trait ? ai-je dit en me levant
avec fureur.
— Allons-donc, a-t-il repris en souriant :
je vois maintenant que vous plaisantez ; mais
si vous poursuivez, je me fâche... J'ai bien assez
de mes torts réels ; ne m'en controuvez pas de
nouveaux; dormez en paix sur votre Aline... je
ne vous la ravirai point... je vous la demande,
c'est à quoi je m'en tiens, et j'espère qu'après
un peu de réflexion, vous ne me la refuserez
plus...
Je me suis rassise; j'ai senti le tort que je
venais d'avoir, en rompant le silence sur un
objet dont je m'étais promis de ne jamais parler,
et dont il était inutile de renouveler le souvenir,
puisque assurément il nierait tout...
— Je vous crois, ai-je dit avec une tranquil-
lité feinte. Oui, je vous crois... Mais si vous
m'accusez d'avoir des ennemis, assurément
ET VALCOUR 6 S
vous devez en avoir de votre côté... La noir-
ceur dont je vous soupçonne a été mise publi-
quement sur votre compte, et...
— Des ennemis, des ennemis, qui n'en a
pas... Je ne connais que les sots qui ne s'en
font jamais ; mais toutes ces calomnies...
je les méprise au point, qu'en honneur, je ne
m'informerai même pas de ceux qui ont
voulu m'en composer de nouvelles offenses
avec vous.
Et s'animant, s'échauffant alors auprès de moi,
sans me donner le temps de lui répondre, il s'est
mis à me renouveler ses louanges... à exiger
enfin... ce que j'étais résolue de continuer à lui
accorder, puisque je me décidais à feindre. ..Jene
l'avaisjamaisvusi ardent... si dépravé, devrais-je
dire; l'amour ou le sentiment, dans de telles
âmes, n'est jamais que l'excès du désordre; mais
comme l'esprit de cet homme est sombre, même
au sein de ses plus doux plaisirs... écoutez un
de ses propos *.
— Que vous êtes belle, m'a-t-il dit en m'exa-
minant sans voile... non, jamais la mort n'osera
briser ce chef-d'œuvre. Vous ne subirez pas la
loi des autres êtres... ces belles chairs ne se
désuniront point. Jamais rien ne peut s'altérer
* Voyez page 46, où le président dit : « Quelquefois même, je ne
suis pas maitre de mes propos, etc. »
64 ALINE
en vous, et dans le dernier repos de la nature,
vous lui servirez encore de modèle.
Et c'est à cette idée qu'il a dû le comble de
ses plaisirs; c'est cette idée délicatement hor-
rible, qui a plongé ses sens dans l'ivresse.
O! mon ami, je ne sais, tout ceci m'alarme,
ce changement si certain dans sa conduite, cet
empressement pour des choses qui ne devraient
plus l'enflammer!.. Même dans les premières
années de notre mariage, il ne me cultivait
pas avec tant d'assiduité. Que signifient ces
retours?.. S'il m'aimait véritablement, s'il avait
envie de réparer ses torts... les aggraverait-il ?
Il me flatte et cependant il me trompe; il me
caresse et il m'afflige... Hélas! je dois frémir;
et que veut-il? Quelle nécessité d'user de ruse
avec moi? N'est-il pas le plus fort... On ne doit
tromper que ceux que l'on craint, la feinte est
l'arme de l'esclave ; elle n'est permise qu'à la
faiblesse, elle avilit le plus fort s'il ose s'en
servir. Ah! qu'il m'élève ou qu'il me rabaisse,
qu'il me loue ou qu'il me dégrade, je serai tou-
jours sa victime. Rien ne peut m'empêcher de
l'être... O mon Aline!.. Tu la deviendras peut-
être aussi... et je n'y serai plus pour t'arracher
de leurs mains cruelles... Valcour, des larmes
coulent malgré moi... Ma tête se noircit... Mon
âme fatiguée de malheurs s'irrite à la crainte d'en
ET VALCOUR 6 S
éprouver encore; il est un terme où nous ne som-
mes plus en état de soutenir l'horrible poids de
nos chaînes, où l'on préfère mille fois plutôt la
fin de son existence au renouvellement de l'infor-
tune... O Valcour, si j'allais vous être ravie...
si je n'y étais plus... et qu'Aline devînt malheu-
reuse... Que tout votre sang coule, s'il le faut,
mon ami, pour l'arracher aux horreurs qui
menaceraient alors sa débile existence... Ayez
toujours devant vos yeux la mère qui vous la
donne... Dites- vous quelquefois : — « Elle
m'aimait... elle désirait mon bonheur et celui
de sa fille. La Providence s'y est opposée... Mais
je dois à toutes deux mon amour et mes regrets...
Je dois les chérir au delà du tombeau, ou m'y
anéantir avec elles. »
Adieu... Je suis trop triste ce soir pour
continuer de vous écrire... Mais on n'est pas la
maîtresse de ses idées... Il en est... soyez-en
certain, que la nature nous suggère comme des
avertissements de tout ce que sa main nous pré-
paré... Tâchez de dîner jeudi chez le comte, je
ferai tout pour vous y voir.
IV
LETTRE XLVI.
VALCOUR A MADAME DE BLAMONT.
Paris, ce 20 janvier.
Z*51r^S e viens d'avoir une visite singulière,
9^;|}^C madame, ce qui s'y est passé me paraît
x£^~£x tellement essentiel, que j'ai cru que
vous me permettriez de vous en faire part à
l'instant. Il était environ dix heures du matin et
je me préparais à sortir lorsqu'on m'a annoncé
monsieur le président de Blamont.
— Puis-je savoir, lui ai-je dit, monsieur, ce
qui me procure l'honneur d'une telle attention
de votre part?
— Vous devez vous en douter.
— Je l'ignore, mais si vous vouliez vous
asseoir un instant, vous seriez plus à l'aise pour
me l'expliquer.
— Je ne viens ici ni pour vous faire des poli-
tesses, ni pour en recevoir.
ALINE ET VALCOUR 67
— Si cela est, restons debout; mais expliquez-
vous promptement , parce que des affaires
m'appellent ailleurs.
— J'y mettrai le temps qu'il me faut et vous
aurez la bonté de m'entendre; il n'est point
d'affaire plus pressée pour vous, que celle dont
je viens vous entretenir.
— Eh bien ! de quoi s'agit-il, expliquez-vous?
— Je viens vous donner un conseil.
— Je les aime peu.
— Le devoir d'un homme sage est de les sui-
vre quand ils sont bons.
— L'homme plus sage encore n'en donne
jamais.
— De celui-ci dépend votre sûreté.
— Un honnête homme la trouve dans sa
conduite.
— Changez donc la vôtre si vous voulez que
cette sûreté soit parfaite.
— Il me semble, monsieur, que ce n'est pas
trop là le ton du conseil.
— La supériorité en donne quelquefois qu'elle
ne module pas au ton de l'amitié.
— La supériorité ?..
— Aimez-vous mieux que je dise la force?
— Ni l'un ni l'autre ne vous va, vous êtes^le
moins élevé des hommes, et vous avez tout l'air
du plus faible.
68 ALINE
— Ma place...
— Est une des plus médiocres de l'État, bien
souvent une des plus tristes, et toujours une des
moins considérées; songez qu'avec cent sacs de
mille francs, mon valet demain peut être votre
égal.
Se jetant dans un fauteuil :
— Monsieur de Valcour, votre conduite vous
perd, et pour l'amour de vous-même vous
devriez en changer.
M'asseyant vis-à-vis de lui :
— En quoi celle que je tiens peut-elle offenser
ou le public ou vous?
— C'est m'offenser que de séduire ma fille;
c'est manquer au public que de lui assigner des
rendez-vous dans une église.
— Votre reproche est faux dans deux points,
je ne cherche pas à séduire votre fille, et je ne
lui ai jamais donné de rendez-vous nulle part.
Sachez d'ailleurs qu'entre une fille de son âge et
un homme du mien, il n'y a d'autre séducteur
que l'amour, et que si je la rencontre quelquefois
dans une église, il n'y a d'autre cause que le
hasard.
— Avec de telles réponses on arrange tout.
— Je n'en veux faire que de justes.
— Eh bien ! si cela est, quels sont vos senti-
ments pour ma fille?
ET VALCOUR 69
— Ceux du respect le plus profond et de
l'amour le plus inviolable.
— Vous ne pouvez pas l'aimer.
— Quelle est la loi qui m'en empêche?
— Ma volonté qui s'y oppose.
— Nous attendrons.
Se levant avec fureur :
— Vous attendrez? Ainsi donc, monsieur,
tout votre bonheur se fonde sur la fin de mon
existence.
— Non, il me serait doux de vous nommer
mon père, il serait flatteur pour moi de tenir
Aline de vos mains.
Se promenant à grands pas dans la chambre :
— N'y comptez jamais.
— Ai-je tort en ce cas de vous assurer que
nous attendrons ?.. un malhonnête homme ne
vous le dirait pas.
— Mais c'est me dire clairement...
— C'est vous dire qu'il ne tient qu'à vous de
vous faire adorer comme un père, ou de vous
faire oublier comme un ennemi.
— Il serait bien plaisant qu'un homme ne pût
pas disposer de sa fille.
— Il le peut sans doute, tant que ses vues
s'accordent au bonheur de cette fille.
— Ces restrictions sont sophistiques, les droits
d'un père sur ses enfants ne le sont pas.
70 ALINE
— Il y a beaucoup de choses qui existent
quoiqu'elles soient injustes.
— Vous ne changerez pas les lois.
— Vous n'éteindrez pas mon amour.
— J'en arrêterai les effets.
— Vous vous ferez haïr de ceux qui doivent
vous aimer.
— Il faut se moquer des sentiments de ceux
dont on est obligé de punir les torts.
— Ce n'en est pas un d'aimer votre fille.
— C'en est un que de la dégoûter de l'époux
auquel je la destine.
— Ne dût-elle jamais penser à moi, ce serait
toujours un service à lui rendre que de l'empê-
cher de se lier à un libertin.
— Ah! voilà les impressions que vous lui
donnez. Tels sont donc les sentiments que vous
suggérez à ma femme ?
— Il est permis d'éclairer ses amis quand on
les voit prêts d'être trompés ; rassurez-vous
cependant. Sollicité par d'autres que votre
femme et votre fille, pour éclairer la conduite
du monstre avec lequel vous voulez les unir, je
l'ai refusé. Mais la Providence a permis que ses
écarts se découvrissent naturellement, et vous
devriez rougir d'un projet qui vous déshonore.
— Monsieur de Valcour ne m'obligez pas à en
venir à des extrémités qui me fâcheraient; agis-
ET VALCOUR 71
sons plutôt par des voies de douceur : tenez (posant
alors dix rouleaux sur la table), vous n'êtes pas
riche, je le sais, voilà cinq cents louis, signez-
moi une renonciation au mariage que vous avez
dans la tête.
Saisissant les rouleaux et les jetant dans
l'antichambre :
— Homme vil, oublie-tu chez qui tu es?
Oublie-tu la bassesse de ton existence, le peu de
dignité de ta place, l'avilissement où te plongent
tes vices, et tous les droits enfin que la vertu et
la nature me donnent sur ton méprisable indi-
vidu?
— Vous m'insultez, monsieur.
— Je le ferais partout ailleurs, je me contente
chez moi de vous prier de sortir.
— Vous prenez les choses avec une vivacité !
— Et par où donc ai-je pu mériter d'être
humilié si cruellement. Qui peut donc vous
contraindre à me mésestimer ? Renoncer pour de
l'argent au sentiment le plus précieux de ma vie?
Homme lâche, oui, je suis pauvre, mais le sang
de mes ancêtres coule pur dans mes veines; et je
me repens moins des fautes qui m'ont fait
perdre mon bien, que je ne rougirais d'en pos-
séder dont l'acquisition me couvrirait de honte;
périssent mille fois ceux qui n'ont à mettre dans
la société, pour dédommagement des vertus
72 ALINE
dont ils manquent, que des sacs d'or, dont ils
n'oseraient avouer l'origine. Le peu de bien dont
je jouis est à moi, et celui de l'homme que vous
offrez à votre fille est la dot de la veuve, le
patrimoine de l'orphelin et le sang du peuple.
Frémissez de donner à vos petits enfants des
richesses acquises au prix de l'honneur... des
trésors que pourrait à l'instant réclamer l'infor-
tune, si l'équité régnait dans ce tribunal avili
dont vous vous targuez d'être membre.
— Vous ne voulez donc pas, monsieur, renon-
cer à ma fille.
— Je le ferai quand elle l'exigera, quand elle
me dira que je ne suis pas digne d'elle.
— Vous causerez son malheur, ma parole est
donnée et je ne la reprendrai pas.
— Et par quelle affreuse injustice le bonheur
d'un ami vous devient-il plus cher que celui
d'Aline?
— Celui de tous les deux me l'est également,
et je ferais celui de tous les deux, si vous ne
tourniez pas la tête de ma fille.
— Si pour faire le bonheur de cette fille, con-
sidération unique à laquelle tout autre doit céder,
il faut nécessairement que quelqu'un se sacrifie,
n'est-il pas plus juste que ce soit Dolbourg
qu'elle n'aime pas, que moi qui l'adore et qui ai
l'orgueil de croire ne pas lui être indifférent ?
1 z
ET VALCOUR 73
— Si Dolbourg n'est pas préféré, pourquoi
voulez-vous qu'il fasse un sacrifice? c'est à celui
qui l'aime s en faire un pour elle.
— Il serait mal entendu, celui qui se ferait
aux dépens du cœur d'Aline.
— Mais Dolbourg n'y prétend point, il le lui
laissera libre, uniquement flatté de l'alliance, se
rendant assez de justice pour être bien persuadé
qu'à son âge on ne captive plus le cœur d'une
jeune fille : il ne forme aucune prétention sur
les sentiments d'Aline, il l'épouse et voilà tout.
Chacun ne met pas dans l'hymen cette grotesque
chevalerie dont vous faites parade : on épouse
une femme pour ses entours, pour son bien, pour
s'en servir parfois dans le besoin ; alors il faut
que de benne ou mauvaise grâce la femme rende
à son mari tout ce qu'elle lui doit d'obéissance;
il faut qu'elle soit aveuglément soumise ; et du
reste, qu'elle aime ou qu'elle n'aime pas, qu'elle
soit contente ou triste d'accorder ce qu'on veut,
et que ce qu'on désire, soit légitime on non...
pourvu qu'on obtienne... Qu'est-ce que tout le
reste fait au bonheur? Vous autres gens à grands
sentiments, vous placez la félicité dans des chi-
mères métaphysiques qui n'ont d'existence que
dans vos cerveaux creux ; analysez tout cela, le
résultat n'est rien.
Je voudrais bien que vous me disiez à quoi
74 ALINE
sert l'amour d'une femme, pourvu qu'on en
jouisse; et dans l'instant qu'on en jouit, ce
que cet amour apporte de plus à la sensation
physique?
— A supposer que votre Dolbourg soit assez
méprisable pour penser ainsi, si votre fille est
née délicate, vous n'en ferez pas moins son
malheur.
— Et pourquoi, si l'on n'exige d'elle... rien
qu'elle ne puisse donner?
— Ces dons-là sont affreux quand ce n'est pas
Je cœur qui les fait.
— Eh bien ! ce sont, je le suppose, deux
moments un peu durs par jour, reste vingt-deux
heures à faire tout ce qu'on veut.
— Une femme vertueuse n'est pas seulement
liée à l'instant des devoirs, elle l'est toujours, et
quand cet instant est cruel, ses fers lui devien-
nent affreux; parce qu'il n'est pas dans son âme
honnête de se permettre les flétrissants moyens
de les alléger.
— Tout cela sont des principes déjeunes gens,
fraîchement sortis des bancs de l'école; vous
verrez, monsieur de Valcour, comme vous préfé-
rerez à mon âge des idées moins intellectuelles,
à tous ces sophismes de l'amour : si le mari peut
être heureux du seul physique, la femme doit
l'être sans le moral.
ET VALCOUR 75
— Et vous supposez qu'un mari peut être
heureux sans le cœur?
— Je soutiens qu'il l'est davantage, l'amour
n'est que l'épine de la jouissance, le physique
seul en est la rose... Je vous étonnerais bien si
je vous disais qu'il est peut-être possible de
goûter des plaisirs plus vifs avec une femme qui
nous hait, qu'avec celle qui nous aime. Celle-ci
donne... il faut arracher à l'autre ; quelle diffé-
rence pour la sensation physique ! elle a toujours
ainsi l'attrait piquant du viol, elle est le fruit de
la victoire, puisqu'il faut toujours combattre et
vaincre; elle est donc cent fois plus délicieuse.
Songez-vous qu'il y a dans la vie de l'homme
vingt ans où il veut encore jouir tous les jours,
et où il est pourtant bien sûr de ne plus inspirer
que des dégoûts ; et comment serait-il heureux
ne pouvant plus donner d'amour, si l'amour seul
faisait le bonheur? Il l'est pourtant; il est donc
possible d'être heureux sans donner des plaisirs,
très possible d'en recevoir sans en rendre.
— Les idées d'une femme de dix-huit ans ne
sont pas celles d'un homme de cinquante.
— Mais est-il bien sûr qu'on ait des idées à
dix-huit ans; ah! croyez-moi, l'âge où l'on
n'écoute que son cœur, n'est jamais celui des
idées; égaré par un guide absurde, on se trompe
sur les sensations, on veut que la sensibilité
76 ALINE
savoure ce qui n'est bon qu'en l'outrageant;
pour moi, je l'avoue, il n'y a pas dix ans que je
jouis, il n'y a pas dix ans que je me doute de ce
qu'il faut exclure, de ce qu'il faut éteindre pour
améliorer une jouissance ; il est inouï comme on
sent mieux ce qu'on croit prêt à nous échapper;
moins on est sûr de renouveler, mieux on goûte
ce qu'on obtient ; il faut avoir beaucoup connu
pour décider sur ce qui est bon... Et que
connaît-on à dix-huit ans? Estimant encore ses
principes, croyant encore à la vertu, admettant
des dieux... des chimères... chérissant tous ces
préjugés, a-t-on conçu ces divins écarts, fruits
du dégoût et de la dépravation ; a-t-on l'idée de
ces recherches délicieuses, nées dans le sein de
l'impuissance ? Il faut vieillir, vous dis-je, pour
être voluptueux... On n'est qu'amant quand on
est jeune, et ce n'est pas toujours à Cythère où
la volupté veut un culte... Mais concluons
monsieur de Valcour, je vous sermonne et ne
vous convainc pas... Quelle est votre dernière
résolution?
— De mourir plutôt mille fois que de renoncer
à mon Aline.
— Vous vous attirerez bien des maux.
— Je les braverai tous, aimé d'elle.
— Voilà donc votre dernière réponse?
— C'est la seule que vous aurez jamais de moi.
ET VALCOUR ^^
Et se levant furieux.
— Eh bien ! monsieur, ne vous étonnez donc
pas des moyens que je prendrai... des puissances
que j'armerai contre vous.
— Si vous agissez en malhonnête homme,
vous m'aurez donné le droit de vous mépriser,
et j'en jouirai dans toute son étendue.
— Souvenez-vous surtout, monsieur, que ma
maison vous est interdite... que je ferai surveiller
ma fille, et que si vous continuez ou à lui écrire
ou à lui donner des rendez-vous, j'implorerai la
rigueur des lois et saurai, au moyen d'elles,
vous faire rentrer dans les bornes du respect que
vous devez à un de ses ministres.
Et il est sorti tout en colère, ramassant ses
rouleaux, et protestant qu'avant qu'il fût peu,
mon entêtement me donnerait des remords.
Voilà ce qui s'est passé, madame; j'aurais
voulu mettre plus de liant dans cette visite ;
j'avoue que je me repens par rapport à vous de
l'aigreur qui m'est échappée, mais je n'ai pu
tenir à me voir traiter comme il l'a fait... me
proposer de vendre mon amour pour Aline!..
Juste ciel ! toutes les gouttes de mon sang, ver-
sées l'une après l'autre, ne m'y feraient pas
renoncer, et le trône de l'univers fût-il là pour
prix de mon sacrifice, fût-il en parallèle avec les
plus affreux tourments, je ne balancerais pas une
78
ALINE ET VALCOUR
minute. J'attends vos ordres, madame... mais non
pas sans inquiétude, non sans éprouver comme
vous, au fond de mon cœur, le pressentiment de
l'infortune... Moi qui voulais vous inspirer du
courage... Hélas! je sens que j'ai besoin du
vôtre... Cachez cette scène à votre Aline; elle
augmenterait ses inquiétudes... Instants fortunés
du repos et de la félicité, ne luirez-vous jamais
pour nous!
iiiiiiiiiinigiiHiiiniiBifiiiifinsoiitiifliiiKEBmiNiiiii
LETTRE XLVII.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Paris, 26 janvier.
^TPn ne m'a point déguisé la visite qu'on
vous a faite. J'attendais... On m'en
3 parla avant-hier, et comme le ton
n'avait point changé, je ne voulais rien dire
qu'on ne me prévînt; mais on ne m'a pas dit un
mot des cinq cents louis, encore moins de tout
ce qui a pu ressembler à l'humeur; on s'est
contenté de me dire qu'on avait voulu vous voir
pour vous engager à renoncer à des prétentions
qui ne vous allaient nullement, et qu'il avait été
impossible de vous vaincre. On m'a priée d'y
travailler; et sans dureté, sans humeur, on m'a
dit qu'il était de mon devoir de m'opposer à de
certains rendez-vous dont on était sûr... Je les
savais ces entrevues, mon ami ; et j'espère que
vous étiez bien persuadé que je ne les ignorais
80 ALINE
pas; vous n'auriez pas voulu qu'Aline vous les
proposât à mon insu; assurément elles sont bien
simples, et je serais loin de vous les interdire si
vos propres intérêts ne m'y contraignaient; il
faut faire encore plus, Valcour, il faut éviter de
beaucoup sortir d'ici, jusqu'à ce que l'orage soit
dissipé; je n'ai point de preuves certaines du
courroux de l'homme que nous craignons, mais
avec un tel caractère, avec autant de fourberies,
le calme même ne doit pas nous en imposer ;
aucun de ses systèmes ne m'étonne, il ne m'a
que trop appris jusqu'où l'abandon des principes
peut conduire un cœur comme le sien. Cela me
fait voir le cas qu'il faut faire de ses caresses ;
mais s'il ne les fait que par fausseté... qu'il soit
bien convaincu que je ne les reçois que par poli-
tique, et que je le traiterais comme il mérite de
l'être, sans la contrainte où m'engagent les inté-
rêts de mes enfants.
Je conçois toute la peine que vous avez eue à
vous modérer, et pourtant vous y avez encore
mis trop de chaleur; il me le déguise, et cela
m'inquiète. Il est parti hier pour Blamont, en
m'assurant que Sophie n'y était plus, quoiqu'il
soit très certain qu'elle y est encore; il y a quel-
ques jours que je reçus une lettre d'elle, partie
de sa retraite, et qui me fut remise avec le plus
grand mystère; je ne vous l'envoyai point, parce
ET VALCOUR 8l
qu'elle ne contenait que les particularités de son
enlèvement, que vous saviez déjà; j'ai trouvé le
moyen d'avoir une correspondance sûre à Bla-
mont : on me fera passer les lettres de cette mal-
heureuse fille, et l'on m'instruira exactement de
tout ce qui la concernera. Dans ce moment-ci
elle y est, et le président y va... il y va et
m'assure qu'elle n'y est pas... et ses attentions
pour moi ne diminuent point... Oh! mon ami, ces
détours sont-ils constatés? Ces faussetés sont-
elles manifestes?.. Et nous ne frémirions pas!
Oh ciel ! tout est fait pour nous inspirer les plus
vives craintes... Je veux savoir avant de fermer
ma lettre si Dolbourg est du voyage...
On arrive... Non, il n'en est point, le prési-
dent part seul et Dolbourg ne doit pas même
bouger de Paris... A quel propos cette visite...
Malheureuse Sophie, les titres que l'on te croit
te garantiront-ils des fureurs de ce débauché ?
Ne se repent-il pas de t'avoir respectée comme
maîtresse de Dolbourg, et ces liens ont-ils brisé
l'idée du crime, heureusement imaginaire. Ne
va-t-elle pas enflammer sa perfide imagination?..
Il faut que je vous parle de mon Aline, ma
tête a besoin de se reposer sur la vertu, en
venant d'être obligée de concevoir le crime...
Elle vous embrasse; elle est un peu tourmen-
tée... Elle ne sait pourtant rien de votre scène...
IV 6
82 ALINE ET VALCOUR
mais elle aperçoit, comme sa mère, du louche
dans tout ceci... Consolée de vous voir un
instant toutes les semaines, il lui déplaît d'être
obligée d'y renoncer; elle vous exhorte néan-
moins au même courage qu'elle, et nous vous
embrassons toutes les deux.
LETTRE XLVIII.
LEONORE A MADAME DE BLAMONT.
Rennes, ce 22 janvier.
fE croirais manquer à tout ce que je vous
dois, mon aimable maman, si je ne vous
faisais part de l'heureux commence-
ment de toutes nos démarches. Mon retour en
Bretagne a surpris un grand nombre de gens, et
en afflige quelques-uns. Une foule de petits cou-
sins obscurs, qui emportaient en détail la succes-
sion de la comtesse de Kerneuil, trouve très
mauvais que je vienne la déposséder ; et ces mal-
heureux campagnards s'en désespèrent d'autant
plusamèrementqu'ils ne voient aucun jouràpou-
voir soutenir encore leurs ridicules prétentions.
Rien ne m'amuse autant que le bouleversement
de ces petites fortunes dissipées par ma pré-
S4 ALIXE
sence, comme l'aquilon renverse ces plantes
parasites qu'un jour voit naître et qu'un instant
détruit. Vous allez me dire que je suis méchante,
que j'ai un mauvais cœur, mais, ces reproches à
part, vous m'avouerez pourtant qu'il y a des
occasions où le mal qui arrive aux autres est
quelquefois bien doux *. Ne peut-on pas mettre
de ce nombre celui qui nous enrichit?
Le comte de Beaulé nous a envoyé une
réponse d'Espagne, qui nous assure une prompte
et sûre restitution d'une partie des lingots ; et
cela joint au reste, va nous rendre, comme vous
le voyez, une des plus riches maisons de Bre-
tagne; mais ce ne sera point en province où
nous consommerons cette brillante fortune, nous
habiterons la capitale. Le centre des plaisirs est
le lieu qui convient aux richesses; et dès qu'on
peut satisfaire tous ses désirs, le séjour qu'il faut
préférer est celui où l'on les renouvelle plus
souvent. Ce projet d'ailleurs, nous rapproche de
vous, en faut-il plus pour nous y décider? N'avez-
vous pas entrepris ma conversion ? Il faut bien
que je vous en laisse la gloire... Quelle cure ! et
* On dit nue Paul Veronèse, obligé dans une vaste composition de
l'aire reconnaître les deux sœurs, sous les costumes les plus dis-
tincts, mit an tel art dans de certains traits de l'une et 1 autre de ces
personnes, qu'on les nomma au premier coup d'«eil. Est-il pos-
sible de ne pas reconnaître de même ici Léonore pour la tille de
monsieur de Blamont ? [Xote de l'éditeur.
ET VALCOUR 85
que je crains de vous y voir échouer. J'appellerai
mon cœur au secours de mon esprit... mais tous
deux sont, dites-vous, si mauvais... je ne passe
pourtant point condamnation sur le premier, et
ma sensibilité est toujours bien active quand il
est question de vous chérir *.
Destinée aux rencontres singulières, j'ai trouvé
pour directeurs du spectable de Rennes, mon-
sieur et madame de Bersac; ils m'ont vue dans
une partie de ma gloire, et mon petit orgueil
en était flatté; cette aventure m'a fait naître une
idée sur cette petite Sophie que vous me fîtes
voir à Orléans... Elle est jolie, mes anciens
amis s'offrent à la prendre et à la former si vous
le trouvez bon ; il me semble que cela lui vau-
drait mieux qu'un couvent, et quand on possède
une figure comme la sienne, n'est-il pas infini-
ment plus sage d'être utile aux hommes qu'inu-
tile à Dieu ? Si ce projet scandalise pourtant la
farouche vertu de ma jolie maman, je lui offre
une place chez moi dès que nous serons établis ;
quand on est jeune, il faut travailler : faire une
pension à cela pour prier Dieu et médire au fond
d'un couvent, c'est en vérité de l'argent mal
employé. Je ne prétends pas refroidir votre com-
passion, mais si cette petite fille ne veut rien
* Aline, Aline, auriez-vous Ociit comme cela & votre mère 1
[Note de l'éditeur.
86 ALINE ET VALCOUR
faire, en vérité je l'abandonnerais sans scrupule.
Je vous l'ai dit, je ne connais rien de pire que de
favoriser la fainéantise; c'est blesser les lois de
la société, c'est les enfreindre toutes.
Vous vous déciderez et me donnerez vos
ordres ; quels qu'ils puissent être, ils m'honore-
ront, et je me ferai toujours une loi de les suivre.
Sainville et moi, nous embrassons tous deux la
tendre Aline, et nous vous offrons tous deux nos
respects.
&£$is'ÙL--is*£££ ÙjJj-J tïZS-Â ÙôSH &M-i iÀ-^i h?M-i i^!àé
LETTRE XLIX.
SOPHIE A MADAME DE BLAMOXT.
Château de Blamont, ce 29 janvier.
<^£2*7pH! madame, pourquoi faut-il que je ne
/Kn>]|\ sois destinée qu'à vous raconter des
^^T^n, infamies; pourquoi faut-il que le ciel
ne m'ait donné l'existence que pour être toujours
victime du malheur... Et puis, comment oser
parler quand celui qui me fait souffrir vous
appartient d'aussi près? Vous avez bien voulu
lire ma première lettre, une réponse de vous,
que je conserve au fond de mon cœur, m'apprend
que vous avez daigné pleurer sur mes maux ;
j'ose vous les confier encore, j'ose encore implo-
rer votre protection, je suis menacée de plus
grandes infortunes que celles que je viens de
soutenir; oh .'^madame, daignez m'y soustraire.
88 ALINE
Je ne vous demande plus les mêmes bontés, je
sais qu'elles vous sont impossibles ! mais tâchez
seulement, je vous en conjure, de me faire arracher
de ces lieux; j'irai vivre ignorée dans quelque
coin de la terre, où l'on n'entendra jamais parler
de moi ; mes malheureuses mains fourniront à
ma subsistance; je n'implore d'autre secours
que la liberté de pouvoir travailler; on aura pitié
de ma misère, on protégera ma jeunesse : tous
les cours ne sont pas endurcis ; je ne demande
que le fruit de mon travail, je le mériterai par
ma conduite et mon activité; mais passons aux
détails, madame, puisque vous me permettez de
vous les faire *.
Monsieur le président arriva ici en poste le 25
au soir; il était environ huit heures quand il
entra dans la maison; on lui avait préparé du feu
et à souper dans ses appartements d'en haut; il
y monta tout de suite, et dès qu'il eut fait, il
m'envoya dire de venir lui parler... La feuille
agitée par l'orage était moins tremblante que
moi. Son laquais, en sortant, ferma soigneuse-
ment toutes les portes, il ne restait plus de com-
munication de libre que celle de ma chambre à
Noua prévenons nos lecteurs que la décence nous a contraints n
élaguer beaucoup ces détails ; peut-être reste-il encore des choses
fortes, il est impossible d'iirïaiMir par trop la teinte des caractères.
[Note de Péditeur.}
ET VALCOUR
la sienne; à peine osais-je avancer... Il était sur
une bergère, au fond de l'appartement, en face
de la porte par laquelle j'entrais.
— Approchez, medit-il,jeconçois vos craintes.
Vous devez frémir de me voir après la sottise
que vous avez faite... Vous êtes bien convaincue,
j'espère, que je ne viens ici que pour vous la faire
pleurer; mais avant tout écoutez-moi, et que la
vérité guide vos réponses.
Quels motifs ont pu vous déterminer à aller
chercher la maison de ma femme pour asile?
— Le hasard, monsieur, soyez-en bien sûr,
est la seule cause de cet événement; je fuyais
vers Berseuil ; chassée par votre ami, j'allais
implorer le secours de la femme qui m'avait
élevée; madame de Blamont m'a trouvée dans
le bois, et m'a conduite dans son château, sans
que je susse que j'étais chez quelqu'un qui vous
tînt par de tels nœuds.
— Mais vous lui avez raconté tout ce qui se
passait chez mon ami et chez moi?
— Ignorant à qui je parlais.
— Vous ne le deviez dans aucun cas.
— Après la manière cruelle dont on m'avait
chassée, je m'étais cru permis de me plaindre.
— Vous méritiez le traitement que vous avez
reçu.
— Non, monsieur.
90 ALINE
— Vous êtes une impudente et vous avez
trahi mon ami.
— Par quel serment faut-il vous protester le
contraire?
— Vous ne m'en imposerez pas, vous êtes une
catin... vous êtes pis, vous nous avez volés en
partant.
— Moi, monsieur!.. Juste ciel!
Et me jetant à ses pieds :
— Oh ! monsieur, je suis une malheureuse ;
mais l'indigence n'exclue ni la franchise ni
l'honnêteté... Croyez au serment que je vous
fais de mon innocence sur tous les points dont
vous m'accusez.
— Ce n'est pas dans ce moment-ci... non, ce
n'est pas à l'instant où je viens vous punir sévè-
rement de vos fautes, que vous me ferez croire
qu'elles n'existent pas.
Et alors il s'est levé et s'est promené quelque
temps dans la chambre.
Je me suis levée aussi, et je me tenais en
silence, n'osant lever les yeux sur mon juge et
frémissant de ses arrêts... Alors, il s'est appro-
ché de moi, et m'obligeant à lever la tête, qu'il
souleva et contenait d'une de ses mains :
— Ils vous ont tourné la cervelle; ils vous ont
dit que vous étiez jolie, il est impossible de
l'être moins; ils vous ont dit que vous ressem-
ET VALC0UR 9 I
bliez à Aline, il serait bien fâcheux pour elle
qu'elle fût aussi laide que vous... Quelques traits
si l'on veut... Ce qui fait qu'en badinant je vous
appelais ma fille; mais j'espère que vous êtes
bien persuadée que vous ne m'appartenez point.
— Oh! oui, monsieur, je connais maintenant
ma naissance.
— Vous la connaissez?
— Oui, monsieur.
— Quelle est-elle ?..
Et ici madame, je n'ai pas cru faire une
imprudence en avouant que je savais que je
n'étais que la fille de Claudine Dupuis, du Pré-
Saint-Gervais.
— Et qui a éclairci ce point, a-t-il demandé
alors avec le plus grand étonnement ?
— Hélas! monsieur, je l'ignore, mais on l'a
dit dans le château.
— On vous en a imposé, personne ne sait
mieux que moi qui vous êtes: vous fûtes nourrie
quelque temps par cette femme, mais vous ne
lui appartenez pas.
Puis prenant ma gorge de l'une de ses mains,
et fixant ma tête de l'autre pour m'examiner de
près :
— 11 vous suffit de savoir que vous n'êtes pas
ma fille, et que, quand vous la seriez, je n'en
aurais que plus de droit à vous punir rigoureu-
9 2 ALINE
sèment, et à vous réduire dans la soumission où
je veux que vous soyez vis-à-vis de moi...
Déshabillez-vous...
Il y travaillait déjà lui-même... Mais quand il
a vu que je me reculais en baissant la tête et en
ayant l'air de l'implorer, il s'est jeté comme un
furieux sur moi, et m'ayant brutalement arraché
tout ce qui me couvrait, il m'a fait éprouver le
même traitement que j'avais essuyé de son ami
lorsque je fus chassée de leur maison *. Ni lar-
mes, ni prières n'ont été capables de l'attendrir ;
on eût dit qu'il s'enflammaitau contraire en raison
de mes efforts à le désarmer; et faisant succéder
à ces cruels préliminaires des actions plus indé-
centesencore, il m'a soumise, lamoitié de la nuit,
à tout ce qu'a pu lui suggérer l'égarement de sa
tête et la perversité de son cœur.
Le lendemain, il m'a fait revenir à l'heure de
son lever.
— Tout ce que j'ai fait hier, m'a-t-il dit, n'est
que le très léger échantillon de ce que mon ami
vous prépare; c'est lui que vous avez trahi, c'est
donc à lui à se venger; je vous l'amènerai inces-
samment; apprêtez-vous à le recevoir, et tâchez
surtout de l'attendrir, comme vous l'essayâtes
hier avec moi, par le moyen de ces deux grands
yeux bleus, inondés d'un ruisseau de larmes,
' Voyez tome T, lettre XVI, Histoire de Sophie.
ET VALCOUR 93
dont l'effet, comme vous voyez, n'a pourtant
pas été très sûr... Nous avons le malheur, nous
gens de loi, d'être un peu blasés sur tous ces
beaux secrets de femmes... Ne dirait- on pas que
je vous ai pulvérisée... Vo}'ons...
Ses regards se sont rassasiés des vestiges de
son intempérance; il les a contemplés longtemps
avec une curiosité féroce... il les a renouvelés
Ensuite il a appelé l'homme qui me garde ici; il
lui a recommandé de me veiller avec plus de
soin que jamais, et de m'ôter, surtout, les
moyens de m'entretenir ou verbalement ou par
lettres, avec qui que ce pût être. Il a ajouté qu'il
reviendrait bientôt avec son ami, et il est
remonté dans sa chaise.
Si j'ai fait quelque imprudence, daignez me le
dire, madame, afin que je la répare de tout mon
pouvoir; mais ne m'abandonnez pas, je vous en
conjure : je n'ai que le Ciel et vous pour appui;
qu'il me soit permis de les implorer tous deux...
qu'il me soit permis d'attendre de tous deux un
peu de repos après tant de malheurs! J'ose me
jeter aux pieds de mademoiselle Aline, et lui
présenter mon respect... Heureux instants où je
pus l'appeler ma sœur, douce illusion, comme
vous vous êtes évanouie... il y a donc des êtres
94
dans le monde qui ne sont nés que pour l'infor-
tune et la douleur!.. Que deviendraient-ils si
l'espoir consolant d'un Dieu juste ne venait
adoucir leur tourment !
Mais hélas ! ma jeunesse m'effraye, ce qui
ferait le charme d'une autre, fait le malheur de
la triste Sophie. Combien d'années je puis encore
souffrir sur la terre; heureux ceux qui sont près
du cercueil... qui, après avoir langui sous les
fers de la vie, voyent enfin le ciseau de la Par-
que prêt à terminer tous leurs maux ! Avec
quelle tranquillité n'aperçoivent-ils pas l'instant
qui va les réunira l'être qui les a créés! Contents
d'aller le glorifier en paix... heureux de renaître
au sein de sa puissance, comme ils doivent se
dépouiller avec joie des lambeaux de leur huma-
nité! et pourquoi fallait-il que je visse le jour!
A quoi servé-je au monde? Inconnue, méprisée,
à charge à l'univers... était-ce bien la peine de
naître ? Sont-ce des épreuves, ô mon Dieu ! je
vous les offre, et ne vous demande pour prix de
ma soumission, que de détruire bientôt la mal-
heureuse existence d'une créature qui n'aspire
qu'à revoler vers vous pour vous servir et vous
adorer.
Pardon, madame, devais-je vous fatiguer de
mes plaintes, hélas! ce sont peut-être les der-
nières qu'il me sera permis de vous adresser...
ET VALCOUR 95
Qui sait ce qu'on me prépare! qui sait ce que je
vais devenir! Dieu puissant! faites que ce ne
soit pas sur une croix de douleur que la malheu-
reuse Sophie parvienne aux pieds de votre
trône *.
* Les deux lettres qu'on vient de lire étaient incluses dans la
suivante.
LETTRE L.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Paris, ce ier février.
Zfè%r\SE vous envoyé deux lettres bien diffé-
oS^JjklÇ rentes que je viens de recevoir à la fois^
i^£^Qj/ et toutes deux m'affligent dans des
sens bien contraires; l'une est baignée de mes
larmes, elle fera sûrement couler les vôtres; la
seconde... hélas! je n'en parle point, lisez-la.
Eh bien ! devons-nous douter maintenant de
la réalité des maux qui s'accumulent sur nos
têtes?.. Comme il est fourbe cet homme, et
comme il est cruel !.. remarquez qu'il la croit sa
fille, qu'il n'a pour le désabuser qu'un propos
d'elle, dont rien ne peut lui garantir la vérité ni
détruire les premières opinions dans lesquelles il
doit être naturellement... il la croit sa fille, et
voilà comme il la traite... et la foudre n'éclate
pas sur un tel homme!., j'aurais voulu que vous
ALINE ET VALCOUR 97
eussiez vu le calme avec lequel il est revenu de
cette belle expédition, comme l'habitude de
feindre empêchait son front de vaciller... pas un
ton faux dans les inflexions de la voix, pas une
réponse louche... Jamais le crime n'eut autant
d'assurance; mêmes caresses, mêmes empresse-
ments près de moi; il a voulu comme depuis
quelque temps y passer deux ou trois heures de
la nuit... et moi qui ne savais rien... moi qui
ignorais que ces mains criminelles... Hélas! je
les ai laissées s'approcher de moi... et mainte-
nant j'en frémis d'horreur... Pourrais-je soutenir
jusqu'au bout le personnage que je me suis
imposé... pourrais-je m'empêcher de frissonner,
quand ses yeux seulement se tourneront sur les
miens? Mais que faire... je n'ai pas même la
force de m'imaginer. .. comment aurais-je celle
d'agir.
Cependant il me paraît essentiel que vous
alliez trouver le curé du Pré-Saint-Gervais, que
vous sachiez d'abord de lui, si le président, sur
le propos de Sophie, n'aura fait aucunes démar-
ches, et que vous préveniez cet ecclésiastique de
ce que nous le prions de dire, dans le cas où l'on
viendrait s'informer. Moi, je ne prescrirai rien à
Sophie, qu'elle continue de répondre comme elle
a fait, sans entrer dans aucuns détails, elle doit
les ignorer tous ; sa réponse au fond est indiffé-
IV 7
9 8 ALINE
rente, elle ne doit n'en savoir, qu'elle dise ce
qu'elle voudra. Que décider à présent sur cette
malheureuse?.. Il est bien dur de l'abandonner...
bien périlleux de la servir... n'ayant aucun
besoin d'avouer jamais Léonore, si je continuais
à réclamer Sophie... mais le puis-je après son
propos?..
Oh! mon ami, conseillez-moi, j'en ai besoin;
les sentiments du cœur nuisent aux raisonne-
ments de l'esprit, je le sens et ne sais que résou-
dre; j'imagine cent moyens pour sauver cette
infortunée, et au travers de tout ce qui me passe
par la tête pour exécuter ce dessein, peut-être
s'y présente-t-il des choses dangereuses... Faire
parler à Dolbourg, c'est lui témoigner une
confiance dont il abusera certainement; le comte
est chargé d'une négociation si importante pour
Léonore que je n'ose lui proposer ces nouveaux
soins... que puis-je d'ailleurs pour Sophie main-
tenant qui ne soit contre mon mari? J'attaque
l'un en défendant l'autre... Je tiens à l'un, l'autre
ne m'est rien... Il est donc des cas où la trame
du crime est tellement ourdie, qu'il devient
impossible de la rompre.
Mais que dites-vous du calme de Léonore à dé-
pouiller ces malheureux collatéraux? En vérité,
je me repens plus que jamais du parti que nous
avons pris; je sentais toujours quelque chose de
ET VALCOUR ÇQ
louche au fond de ma conscience; je vous l'ai
dit, en adoptant le projet de lui faire réclamer
cette succession... Le comte l'a voulu, il n'est
plus temps d'en revenir... et pourquoi réduire
ces infortunés à l'aumône?.. Ne pourrait-elle pas
se contenter du bien de son mari? ou au moins
faire grâce aux plus pauvres. Et l'indifférence
avec laquelle elle me parle de Sophie... En faire
une comédienne... ou une femme de chambre...
Voilà comme la pitié parle au fond de ce cœur...
si ressemblant à celui de l'homme qui fait tous
nos maux... Adieu, je n'ai pas assez de tête ce
soir pour continuer de vous écrire ; conseillez-
moi... éclairez-moi, et pressez surtout les
démarches que je vous demande.
LETTRE LI.
VALCOUR A MADAME DE BLAMONT.
Paris, ce 4 février *.
§lfèP)ous aviez raison, madame, de soupçon-
b$v ner le président de l'envie de s'éclairer,
^y; comme s'il lui eût tardé de savoir si
son crime était réel ou non, comme s'il eût
craint de ne pas charger aussitôt sa conscience
de cette nouvelle horreur. La première chose
qu'il a faite au retour de Blamont, a été de voler
au Pré-Saint-Gervais ; il a demandé Claudine
Dupuis, elle était morte; il a été obligé d'avoir
recours au curé; cet honnête homme se ressou-
venant de nos opérations, nous a servis comme
si nous eussions été là pour l'encourager.
— Que désirez-vous de moi, lui a-t-il dit,
monsieur?
* Il faut se rappeler ici la lettre XXIV du premier volume.
ALINE ET VALCOUR
— Savoir, a répondu le président, ce que
devint Claire de Blamont mise en nourrice ici en
tel temps et chez telle femme.
— Elle est morte, et je vous en délivrai pour
lors les extraits nécessaires.
— Non, monsieur, elle ne mourut pas, j'avais
des raisons pour soustraire cette enfant à ma
femme, je m'accordai avec la nourrice pour
feindre sa mort, et je l'enlevai de nuit.
— Que vouiez^vous, si cela est, et qui peut
être mieux instruit que vous du sort de cette
enfant ?
— Mais la nourrice peut m'avoir trompé ; je
lui ai dit que je destinais à cette petite fille le
sort le plus heureux, désirant peut-être en faire
jouir la sienne, elle a pu me la donner à sa place,
et garder celle que je venais enlever, ce qui
ferait que je n'aurais alors que sa fille entre mes
mains, au lieu de la mienne.
— Ces choses-là ne se font point.
— Qu'est devenue la fille de Claudine?
Et le curé saisissant ici avec adresse l'occa-
sion de la mort réelle d'Elisabeth de Kerneuil,
a donné à la fille de Claudine... — Sophie — le
sort de cette Elisabeth, et lui a dit qu'elle était
morte. N'ayant au moyen de celanullementparlé
du troisième enfant contre lequel a été changé
Claire de Blamont, il a laissé le président dans
102 ALINE
l'erreur, et absolument convaincu que la fille de
Claudine est morte, et que l'individu qu'il a dans
Sophie est bien décidément sa fille.
Il est certain que si les mêmes choses pou-
vaient sans inconvénient se soutenir en justice,
à l'esclandre près que vous voulez éviter, vous
n'auriez pas d'autres moyens de sauver Sophie
que de la réclamer encore pour votre fille; Léo-
nore n'ayant aucun intérêt à vous désavouer, ne
le ferait sûrement point, et peut-être réussiriez-
vous; mais il faut un procès et vous n'en voulez
pas, et je suis bien loin de vous conseiller d'en
avoir; tout vous engage donc à écouter un peu
moins dans ce moment-ci votre cœur que vos
intérêts. Je vous conseillais presque le contraire
cet automne, mais il y a eu depuis quelques
changements dans les circonstances; il ne faut
pas voir les choses trop en noir; n'est-il pas plus
simple d'imaginer que les deux amis après quel-
ques nouvelles débauches éloigneront cette fille
de vous et la placeront dans quelque couvent de
province; n'est-il pas, dis-je, plus simple de
croire cela, que de soupçonner une atrocité sans
fruit comme sans vraisemblance ? Il est des
crimes gratuits trop affreux pour être supposés,
et que ne peut admettre l'excès même de la per-
versité humaine : celui que vous pourriez craindre
serait dans ce cas-là, ne l'imaginez donc point..
ET VALCOUR 103
Pour être plus sûr de son fait, le président a
proposé au curé l'exhumation du prétendu corps
de Claire, lui assurant qu'on ne devait trouver
dans le cercueil aucune trace de cadavre d'en-
fant...
Le curé, qui savait à quoi s'en tenir, lui a
dit que cette recherche était inutile, que dès qu'il
avait ordonné la fraude, il devait être sûr qu'elle
avait été exécutée, qu'il était déjà assez mal à
lui d'avoir ainsi abusé des cérémonies de l'église,
sans joindre à cette indécence celle de l'exhu-
mation proposée.
— D'ailleurs, a-t-il ajouté, je ne le puis sans
la permission de l'archevêque; conviendrez-
vous de cette fraude à ses yeux? Croyez-moi,
laissons tout cela dans l'oubli , monsieur ,
l'enfant que vous avez retirée est entre vos
mains, ne doutez point que ce ne soit votre
fille...
— Mais encore une fois, a repris le président,
envieux de se procurer toutes les preuves qui
pouvaient le mieux constater son crime, qu'est
devenue la fille de Claudine Dupuis ?
Et le curé lui ayant répété qu'elle était morte,
a achevé de l'en convaincre en lui remettant
T'extrait mortuaire d'Elisabeth de Kerneuil,
enterrée sous le nom faux de la fille de Claudine,
par une supercherie de cette nourrice, que vous
1 04 ALINE
sûtes lors de mes recherches. Je le répète, voilà
donc le président plus sûr que jamais que Sophie
est sa fille, et que tout ce qui a pu être dit ulté-
rieurement n'est que du verbiage de valets, qui
ne doit pas avoir un plus grand degré de réalité
que ce qu'on lui prouve. Un honnête homme se
rappelant ici les indignités dont un moment de
fureur lui aurait fait accabler cette malheureuse,
se voyant convaincu qu'elle est sa fille , en
serait mort de regret et de douleur; le prési-
dent parfaitement tranquille dans le mal... le
président qui ne désirait des informations que
pour jouir de la certitude d'avoir commis ce
crime... le président, dis-je, est parti comblé, lais-
sant éclater sur ses traits cette joie maligne
qu'imprime chez les scélérats la conviction de
leur atrocité. J'ai rendu mille grâces au curé de
nous avoir aussi bien servis, et nous sommes
convenus, tous deux, qu'il l'avait fait sans com-
promettre son devoir, puisqu'il n'en a imposé
sur rien, qu'il n'a fait que cacher un secret confié,
et profiter des fraudes qu'on lui avait faites à
lui-même.
Voilà les faits, madame, je n'ose prendre sur
moi de vous renouveler le conseil d'abandonner
Sophie à la providence; mon cœur souffrirait
trop à vous y engager. Mais quel que soit l'inté-
rêt qu'elle vous inspire, daignez réfléchir que
ET VALCOUR 105
vous avez deux filles et un époux à ménager; à
l'éclaircissement juridique, il faut que le curé
parle, dès ce moment vous ne sauvez pas Sophie,
et Léonore vous est rendue, quelque adroite que
soit cette jeune personne, vous l'exposez pour-
tant aux noirceurs d'un père atroce, capable de
sacrifier jusqu'à Sainville, dès qu'il ne verra plus
dans lui qu'un obstacle aux infamies qu'il conce-
vra trop infailliblement sur cette nouvelle fille
immolée déjà dès le berceau, dans sa perfide
imagination. Si vous plaidez et que vous per-
diez, ce qui sera certain, vous sacrifiez Aline à
Dolbourg... plus aucun moyen dès lors de pou-
voir la tirer de ses mains, puisque Sophie n'est
plus sa belle-sœur, et que vous gagniez ou que
vous perdiez, voilà du train; Paris entier s'occu-
pant de vous et tout cela pour une fille qui ne
vous est rien, et envers laquelle vous avez déjà
fait tout ce que pouvait vous dicter le sentiment
le plus étendu de la pitié...
Il est de malheureux cas, madame, et vous
allez voir que ma comparaison met tout au pis,
puisqu'elle suppose des atrocités impossibles...
mais dussent-elles être... il est de malheureux
cas où le berger prudent sacrifie une brebis éga-
rée, plutôt que de risquer le sort entier du trou-
peau, en voulant protéger cette fugitive. Le
président employé la feinte avec vous; usez
106 ALINE
des mêmes armes. Vous devez tout faire pour
le ménager; sa présence et ses soins vous répu-
gnent... Je le conçois, mais vous y refuser serait
dangereux; suivez votre premier plan, plus vous
l'aurez près de vous, mieux vous démêlerez ses
démarches, et mieux vous serez à même d'y
parer. Si vous l'éloignez il n'en sera que plus
faux, ses manœuvres seront les mêmes et vous
les découvrirez moins. Pendant cela travaillez
fermement à ce que le sort d'Aline se décide
dans une assemblée de parents. Là, vous direz
toutes les raisons qui doivent mettre obstacle à
l'établissement que votre époux désire, et là, si
votre cœur conserve toujours les mêmes bontés
pour moi, vous oserez me nommer, et faire
valoir les sentiments d'Aline : ma retenue et ma
délicatesse s'opposent à ce que j 'appuyé davan-
tage sur ce dernier article; oh! combien ma cause
y sera bien servie, quand c'est vous qui daignerez
la défendre.
Au reste, je me soumets à vos conseils, je vais
m'isoler absolument, puisque vous le jugez
nécessaire, ce sacrifice coûtera bien peu à celui
qui ne respire que pour le tendre objet qu'il ne
doit plus ni voir ni rencontrer nulle part; je me
priverai du bonheur d'aller prier, près d'elle, le
Dieu qui peut mettre fin à nos maux. Il m'était
cependant si doux de m'édifier à ses côtés, lors-
ET VALCOUR 107
que dans la ferveur de ses invocations, je voyais
quelquefois ses belles joues se colorer du feu
d'une sainte ardeur, que je les voyais s'inonder
des larmes de la piété et de la componction, je
me disais avec tant de joie : « Comment le Dieu
qui l'anime à présent n'accomplirait-il pas ses
désirs; il est en elle, il y descend, elle l'implore,
il l'exaucera. » Et m'imaginant alors, en me pros-
ternant vers elle, adorer le Dieu même en son
plus divin sanctuaire, je lui adressais comme à
ce Dieu tous les sentiments d'une âme enflam-
mée... Eh bien ! je me priverai de ces délices,
mais l'hommage sera toujours égal... Toujours
présente à mon imagination, je l'adorerai dans
le silence du repos et de la solitude ; elle et ce
Dieu, confondus dans mon âme, ne feront plus
qu'un seul et même objet où tous les sentiments
du plus violent amour iront s'offrir à chaque
instant.
f+Tfff^^(i)
LETTRE LU.
LE PRESIDENT DE BLAMONT A DOLBOURG.
Paris, ce 6 février.
9Pu es-tu donc Dolbourg? En vérité, je
crois que tu deviens sage : si cela est,
je ne dis mot, rien ne me touchecomme
une conversion, et j'y crois si peu que j'en désire
toujours, sans avoir encore été assez heureux
pour en rencontrer. Il est pourtant certain qu'il:
en faut venir là... On recule tant qu'on peut, ces:
maudites passions nous troublent... nous aveu-jl
glent; dans la jeunesse elles sont violentes; àj
notre âge elles sont dépravées ; plus nous vieil-'
lissons, plus elles nous maîtrisent; les goûts:
sont formés, les habitudes sont faites, à force
ALINE ET VALCOUR 109
d'cutrage on a réussi à mettre son âme en repos,
on est parvenu à comprendre que ces réminis-
cences fâcheuses qui la bourrellent quelquefois,
s'éteignent à mesure que l'on les nourrit et que
la façon la plus sûre de les anéantir est de leur
donner de l'aliment. Au lieu de s'arrêter alors,
1 on redouble, l'excès de la veille allumant les
désirs, ne sert qu'à faire inventer de nouveaux
projets pour le lendemain ; et l'on arrive ainsi
sur le bord de la tombe sans s'être occupé de la
chute un seul jour. Une fois là, que devient-on ?
Tous les préjugés renaissent, et l'on expire en
désespéré.
Voilà pourtant quelle sera ta fin : je te vois d'ici
entouré de prêtres, te prouvant que le diable est
là qui t'attend, et toi frémir, pâlir, faire des
signes de croix, abjurer tes goûts, tes amis, puis
partir comme un imbécile. Et pourquoi seras-tu
comme cela... C'est que tu ne t'es point fait de
principes; je te l'ai dit, c'est que n'écoutant que
tes passions sans raisonner leur cause, tu n'as
jamais eu assez de philosophie pour les sou-
mettre à des systèmes qui pussent les indentifier
dans toi ; tu as sauté par-dessus tous les préjugés
sans essayer d'en détruire aucun ; tu les as tous
laissés derrière toi, et tous reparaîtront pour te
désoler, quand il n'y aura plus moyen de les
combattre.
IIO ALINE
Infiniment plus sage, j'ai étayé mes écarts par
des raisonnements, je ne m'en suis pas tenu à
douter, j'ai vaincu, j'ai déraciné, j'ai détruit dans
mon cœur tout ce qui pouvait gêner mes plai-
sirs... Faudra-t-il les quitter? Je serais fâché de
les perdre sans me repentir de les avoir aimés en
m'endormant en paix dans le sein de la nature»
J'ai accompli sa volonté, me dirai-je, j'ai
suivi ses inspirations; ce que j'ai fait lui plaisait,
sans doute, puisqu'elle en éveillait en moi le
désir... et quelle frayeur m'inspirerait donc la
fin de mon existence? Dois-je craindre d'être
puni pour avoir cédé mollement sous le joug si
flatteur des lois qui m'entraînaient!., mourons
tranquille, tout finit avec moi... tout s'éteint
quand mes yeux se ferment, et les moments qui
doivent suivre l'apparition que j'ai faite ici-bas,
seront semblables à ceux où mon existence était
nulle; je ne dois pas plus frémir pour ce qui suit,
que je ne devais trembler pour ce qui précédait:
rien n'est à moi, rien n'est de moi, toujours
guidé par une force aveugle, que m'importe ce
qu'elle m'a fait suivre.
Ne doute pas, mon ami, que ma fin ne soit
tranquille avec de tels sentiments; je te le répète,
il ne s'agit pas d'éloigner, il faut vaincre, il faut
subjuguer, anéantir ; un seul préjugé en arrière
suffit à notre désolation, et c'est à tous, mon
ET VALCOUR
ami, à ceux mêmes qui paraissent le plus respec-
tables aux yeux des hommes, qu'il faut déclarer
guerre ouverte.
Quoi qu'il en soit, à mon retour de Blamont
je n'ai rien eu de plus pressé que de vérifier le
propos de cette petite créature; flatté de lui
appartenir de tant de manières, j 'aurais été déses-
péré, je l'avoue, de ne pas voir un de ces deux
liens prêter des charmes à l'autre. Je ne te crai-
gnais plus, tes prétentions étaient évanouies; je
n'étais donc arrêté que par un titre... Eh bien!
connais-moi, Dolbourg, je ne frémissais pour
mes plaisirs que de la crainte de les voir nuls.
Mais tout est reconnu, j'ai bien certainement
l'honneur d'avoir mis Sophie au monde, et ce
qui doit te rendre le souvenir des plaisirs que tu
as goûtés avec elle bien autrement délicieux, elle
est bien sûrement légitime, bien sûrement la
sœur de celle que l'on te destine *, heureux
époux de toute ma famille; je t'aurais fait goûter
le plaisir des Dieux **, il ne te reste plus que ma
* Il faut se rappeler ici que le président faisait croire d'abord à
] ■ rg que cette Sophie était la fille de sa maitresse ; il faut se
souvenir aussi que cette maitresse était sœur d'une autre dulcinée,
nt-ue vivait Dolbonrg; qu'ayaûl en dans le même temps cha-
cun Aine fille de ces maitresses, ils s'étaient promis de se pro-ti tuer
mutuellement ces deux enfants, quand elles auraient atteint l'âge
nubile.
"Allusion aux incestes multipliés des divinités du paganisme.
112 ALINE
femme. Tu ne saurais croire l'envie que j'aurais
de te voir flétrir les palmes de la vertu conjugale
dont cette fière épouse est si orgueilleuse...
Veux-tu que je hasarde la proposition?.. Tu
joueras vingt-quatre heures l'amant passionné,
et si on ne se rend pas... ce qui est vraisem-
blable, j'arriverai à ton secours...
Ah! laisse-moi rire de l'idée, je t'en prie, il
me semble que c'est une des plus folles que j'aie
conçue depuis longtemps; oui, je voudrais te
voir l'amant de ma femme ; en attendant pré-
pare-toi au voyage projeté; mille raisons, toutes
meilleures les unes que les autres, font qu'il
devient indispensable de prendre au plus tôt un
parti sur Sophie; nous nous consulterons en
route sur la manière d'y procéder, car pour le
plan admis, je n'imagine pas qu'il faille s'en
départir.
Cette madame de Blamont est dangereuse, il
faut s'en méfier ; quoiqu'elle ne dise pas grand
chose sur cet objet-ci, à présent je ne suis pas sa
dupe... La friponne est comme l'araignée, elle
ne travaille jamais si bien que dans le silence...
Il faut la prévenir, lui ôter tout moyen de pou-
voir réclamer cette fille, de publier partout
qu'ayant été ta maîtresse, il est impossible que sa
sœur devienne ta femme; tu sens la nécessité de
couper court à toutes ces calomnies, une infinité
ET VALCOUR 113
de bigots se cabreraient à ce projet incestueux ;
on ne voit dans le monde que des gens qui font
mal, et qui blâment à tout instant le mal des
autres, comme s'ils croyaient couvrir par ce
pédantisme, les égarements dans lesquels ils se
plongent. Je t'attends donc chez moi, le 21 au
matin, sans faute : je t'indique ce rendez-vous
d'avance pour que tu t'en souviennes mieux.
Rien de ce que tu sais ne périclitera pendant
notre voyage; je ferai comme les grands géné-
raux ; tout en attaquant l'ennemi d'un côté, je
saurai l'affaiblir de l'autre; et peut-être en reve-
nant de conclure une bonne opération, en trou-
verons-nous une meilleure défaite; qu'aucun
plaisir surtout ne te fasse négliger nos affaires
essentielles; entraîné par l'histoire du moment,
je crains toujours que tu ne manques, quand il
s'agit de travailler. César, infiniment plus aima-
ble mais beaucoup moins volage que toi, quit-
tait tout pour une bataille. Adieu.
IV
LETTRE LUI.
DETER VILLE A VALCOUR.
Ce 13 février
'ai été deux fois chez toi ce matin sans
te trouver, mon cher Valcour. Je prends
donc le parti de laisser une lettre à ta
porte, en recommandant qu'elle te soit remise
avec le plus grand empressement aussitôt que tu
rentreras... Prends des précautions... Tiens-toi
sur tes gardes... Evite d'être seul d'ici à quelque
temps; le président te tend des embûches; on
n'a pu encore me dire de quelle sorte sont les
dangers que tu dois redouter, mais ils sont
incontestablement funestes sitôt qu'un tel mons
tre s'en mêle. Réfléchis à tous les motifs qui le
guident... à son caractère... à ses richesses... à
l'impunité où ces vils fripons croyent vivre, et
frémis; je vais tout employer pour te découvrir
ALINE ET VALCOUR 1 1 5
ce qu'il trame. En attendant tu dois à toi et à tes
amis de prendre tes sûretés. Quand tu voudras
de moi pour ton second, fais-moi dire un mot et
j'accourrai...
Eh bien ! ces scélérats séviront contre les plus
légers délits, ils déshonoreront, ils flétriront,
ils assassineront pour des misères les meilleurs
citoyens de l'État; tandis qu'eux, qui en sont la
lie, eux qui ne le servirent jamais, eux enfin qui
le troublèrent ou le trahirent toujours à l'abri
du glaive que leurs méprisables mains soutien-
nent, se rendent dignes d'en être atout instant
frappés...
O comme je suis tenté d'aller vivre avec des
ours ! quand je réfléchis à cette multitude d'abus
dangereux, et à cette foule d'inconséquences
intolérables dont, avec quelques opéras comi-
ques et des chansons, on n'a pas même l'air de
se douter.
LETTRE LIV.
VALCOUR A MADAME DE BLAMONT.
De mon lit, ce 23 février.
Çfâ^f c, uedle plus douce consolation pour moi,
5$£&§/r> madame, que l'intérêt que vous me
ÎÇ^yî^îg/ témoignez! Je n'ai plus ni douleur, ni
inquiétude, depuis que je sais que vos larmes et
celles de ma chère Aline ont daigné couler sur
mes maux. J'ai voulu vous écrire moi-même
pour vous prouver que je suis aussi bien qu'on
peut l'être avec deux coups d'épée : ni l'un ni
l'autre ne sont dangereux; l'un perce le haut de
l'épaule gauche, c'est celui dont je souffre le
plus; l'autre est dans les chairs du bras droit...
je le sens à peine... C'est cette même main qui
\l<*>
ALINE ET VALCOUR
vous écrit... c'est elle qui va vous raconter
l'événement... Vous pardonnerez le style et les
traits ; la tête qui dirige l'un, est un peu malade,
et la main qui trace les autres * est encore bien
faible.
Hier soir revenant de souper chez la comtesse
des Barres, où j'allais pour prendre congé, vou-
lant, d'après votre conseil, rompre avec tous mes
amis... j'étais à pied... le temps était clair, je
tournais la rue de Buci pour entrer dans la rue
Mazarine : il était environ minuit... Quatre
hommes, l'épée à la main, traversant la rue,
tombent sur moi avec une telle vitesse, que j'ai
reçu le premier coup avant que d'avoir eu le
temps de me défendre : j'ai paré les autres en
m'appuyant contre une maison... Pendant ce
temps mon domestique, l'un des plus braves
garçons que j'aie connus, a sauté sur l'un de ces
gens, et lui a donné un vigoureux coup de
genoux dans le ventre, qui l'a étendu au milieu
du ruisseau. Il en allait saisir un autre, quand
j'ai reçu ma seconde blessure. Voyant qu'il était
prouvé que je n'avais affaire qu'à des assassins,
e n'ai plus songé qu'à battre en retraite, tou-
jours en parant de mon mieux, quoique mon
* Les répétitions, les négligences de cette lettre, prouvent l'état de
Valcour, et doivent convaincre le lecteur qu'on ne lui en impose pas,
quand on toi garantit la véracité de cette correspondance.
Il8 ALINE
bras se fût engourdi par l'effet du sang que j'en
perdais... Alors j'ai appelé à moi, et comme j'ai
vu que la garde accourait, et que mes meurtriers
fuyaient, j'ai remis tranquillement mon épée...
Mon laquais est accouru; il a bandé, comme il a
pu, mes plaies de nos mouchoirs, et, peu loin de
ma porte, je me suis retiré heureusement sans
aucun esclandre. Mon brave second est un peu
blessé... et dans mon petit ménage de garçon,
sans les soins de Déterville, je me serais peut-
être trouvé mal à l'aise ; mais ce tendre et cher
ami, accouru avec deux de ses gens qui me
servent, ne me quitte pas lui-même d'une
minute.
Si j'avais suivi ses conseils, peut-être ce mal-
heur ne me serait-il pas arrivé... Il me gronde...
il me soigne... il me console... il me parle de
vous : quel malheur ne s'oublierait pas ainsi? Je
ne jouirais peut-être pas si bien de ces douceurs,
sans l'accident qui m'est arrivé, tant d'amitié me
le rend bien cher.
Nous faisons l'un et l'autre mille combinai-
sons sur cet événement ; il y veut une origine
que je n'admets point... J'ai tant de peine à
croire ce qui répugne à mon cœur... Je suis si
loin de supposer ce que je ne me permettrais
pas... Une méprise... un projet de coquin, tout
ce qui s'éloigne, en un mot, de l'horreur que
ET VALCOUR 119
mon ami suppose, est ce qui me paraît le plus
vraisemblable... Sa tendresse pour moi l'aveu-
gle... ne l'imitez pas, madame, je vous en sup-
plie... votre âme sensible aurait trop à souffrir
d'une supposition que toutes les vraisemblances
démentent.
LETTRE LV.
ALINE A VAL COUR.
Paris, ce 24 février.
f^yjYH ciel! qu'ai-je appris?.. On me le
/' -xj? cachait... toi que j'aime, toi que je veux
^'V^ââ adorer sans cesse... idole de mon
cœur... tu as couru des dangers, et je n'étais
pas auprès de toi... Ton sang coule... il a coulé
pour moi... à cause de moi... et ce n'est pas moi
qui te soigne? Je ne puis ni te veiller, ni te
secourir ; j'y veux voler, on m'en empêche ; je
n'aurai pourtant, ni repos, ni tranquillité, que je
ne t'aie vu; mon honneur... ma vie, tout ce que
j'ai de plus cher dût-il être compromis, il faut
que je te voie... il faut que mes yeux m'assurent
que l'on ne me trompe point, et que tes jours
sont en sûreté.
ALINE ET VALCOUR
Père barbare... si je croyais que ce fût vous,
l'amour étoufferait la voix de la nature... Mais
où m'emporte mon funeste état! mes larmes
coulent, et elles ne me soulagent point ! mon
cœur est dans une telle oppression, que tous
mes sens sont anéantis... Quel est le motif de ce
funeste accident ?.. je veux le savoir ou mourir.
Ah ! combien je t'aime, Valcour, comme tes
maux réveillent ma flamme; ce fer fatal a pénétré
mon cœur... Le sang qu'il en arrache se mêle
aux larmes dont j'inonde ce que j'écris!.. Com-
ment es-tu ?.. Quel est ton état?.. Je veux en
être instruite à toutes les heures... à toutes les
heures on entrera chez toi de ma part... excepté
pendant le temps de ton repos... de ce repos que
je voudrais aller te procurer moi-même, au prix
du mien et de ma vie... Et pourquoi n'irais-je
pas? Qu'ai-je à craindre?.. Qu'ai-je à redouter?..
Je ne suis effrayée que de tes douleurs... Tout
m'est égal sans toi : devoirs, respects, senti-
ments, décence, froides et vaines considéra-
tions, vous n'êtes rien auprès de mon amour...
Qu'ils sont heureux ceux qui te soignent... que
ne donnerais-je pas pour partager leur sort? Que
dis-je? Ah! si le bonheur ne m'était point ravi,
qui que ce fût que moi seule, ne t'offrirait aucun
service ; je serais jalouse de tous ceux qu'on vou-
drait m'empécher de te rendre... Pourras-tu me
122 ALINE
lire, pourras-tu comprendre le désordre de ces
traits ?. . Le feu de cette tête égarée par le déses-
poir... les expressions de ce cœurperdu d'amour,
tout ce que j'éprouve enfin, sera-t-il entendu de
toi?.. Il y a des instants où mon âme m'aban-
donne pour aller s'unir à la tienne... des instants
où je ne respire plus, où il ne reste de mon exis-
tence qu'une triste machine, dont tous les res-
sorts semblent habiter au fond de ton cœur. Ma
mère veut me consoler... elle veut sécher mes
larmes... Hélas! quelle main en serait plus
capable, si mon inquiétude était susceptible de
s'adoucir... A peine l'entends-je, à peine la
vois-je... elle qui est le plus tendre objet de ma
vie...
O ma chère âme ! ô doux espoir de mes mal-
heureux jours!.. Pourquoi ne sont-ils pas tom-
bés sur moi, ces coups cruels qui ont déchiré
mon âme ! Je souffrirais bien moins de mes pro-
pres maux que des tiens... Être éternel... venge-
le... venge l'amour outragé... n'importe aux
dépens de qui. Ta délicatesse te déguise les
véritables auteurs de ce crime; la mienne,
absorbée par tes malheurs, ne me permet pas les
mêmes illusions... Je le vois, ce tyran, je le vois
armer les mains des scélérats qui t'outragèrent.
Eh! dirige-les vers moi ces fers cruels... homme
dénaturé... perce le sein qui l'idolâtre... entr'ou-
ET VALCOUR 123
vre-le, te dis-je, si tu veux en bannir l'amour
dont il est embrasé... Cet amour violent qui
m'anime, est l'unique principe de ma vie; il ne
cessera jamais qu'avec elle... Et pourquoi ména-
gerais-tu mon sang quand tu as répandu celui
de Valcour?.. Ignores-tu que c'est ma vie qui
circule dans ses veines, et qu'en les entr'ou-
vrant, c'est ma vie que tu fais exhaler? Achève
de l'arracher, tu le peux, mais n'espère pas de
nous séparer; elles seront à jamais unies, ces
âmes, dont tu veux briser les liens : Dieu ne les
a créées que pour être ensemble; il n'a donné
pour existence à l'une, qu'une portion de celle
de l'autre; il faut que ces moitiés se réunissent
en dépit des monstres qui veulent les séparer
ici...
On entre... on arrive de chez toi... on me dit
que tu vas bien, jene le crois pas... on m'abuse...
tout le monde s'entend pour me tromper; si tu
vas bien, pourquoi ne m'écris-tu point? Ton état
peut avoir changé depuis qu'on t'a quitté...
Repartez, barbare... repartez... dites-lui qu'il
trace un seul mot de sa main pour son Aline...
qu'il dise qu'il va mieux... et qu'il l'aime... Mais
comme tout est froid à mes larmes, comme tous
les cœurs sont insensibles à ce que je souffre... il
n'y a que ma mère qui m'entende... il n'y a que
son âme à qui la mienne ressemble.. Cruelle
124 ALINE ET VALCOUR
que je suis! elle m'embrasse et je la repousse...
je lui demande Valcour... je lui demande pour-
quoi elle ne veut pas me conduire à lui... Si vous
me le refusez, c'est qu'il n'existe plus... et vous
me le cachez... vous craignez que je ne le suive...
Ah! n'en doutez pas... vos efforts seraient super-
flus... il ne serait rien qui pût me retenir...
Moi... vivre sans Valcour!.. exister dans un
monde qu'il n'embellirait plus... Ah ! que ferais-
je sur la terre après lui?.. Envoie-moi Déter-
ville, je ne m'en rapporterai qu'à lui... qu'il
vienne... qu'il retourne, qu'il te porte mes sou-
pirs enflammés... qu'il te voie... qu'il me ras-
sure, ou qu'il me donne la mort.
>:?r >.»■>. sji^ xt^(/ <.,?•> ~T* -r- ; «•• ••? >:■ ■■ir- > T> vtr!«!'
3^€ 3i€ 9j€ a^g^a^^^^âS aj€.a-*e^ê, 3j€ g>g 5;ê 5>€s
LETTRE LVI.
MADAME DE BLAMOST A VALCOUR.
Paris, ce 23 février.
Tf-^J Calmez- vous, Aline va mieux; le premier
àW&fc'ô mouvement a été terrible; une lettre
êlllssà écrite, partie malgré moi, et qu'on n'a
pas voulu me montrer, vous a convaincu sans
doute de l'état affreux qu'a produit sur elle votre
accident; elle a été vingt-quatre heures dans
des spasmes qui nous ont inquiétés; mais elle
est maintenant aussi bien qu'elle peut être...
Croyez- le quand c'est moi qui vous l'affirme;
elle a voulu avoir près de vous des courriers per-
pétuels... elle les a eus... et enfin elle les a crus;
vous avez su quel était son désir, et vous me
connaissez assez pour être sûr que si ce désir
eût pu être satisfait... il n'eût assurément pas
trouvé d'obstacles de ma part. Mais que de dan-
gers! vous ne doutez pas, j'espère, que nous ne
126 ALINE
soyons observés. Jugez des suites parce que vous
venez d'éprouver... 0 mon ami... l'illusion ne
nous est plus permise... des propos... des indis-
crétions... des informations secrètes, tout jette
un jour affreux sur cette terrible aventure... et
telle est notre malheureuse position... qu'il ne
nous est permis, ni d'éclater, ni de nous plain-
dre. Déshonorerez-vous le père de votre Aline ?..
fiétrirai-je le nom démon époux?
On n'a pourtant pas eu l'audace d'exiger des
plaisirs, après avoir donné de telles peines. Et
en vérité l'on a bien fait... Je crois qu'il me
serait impossible de dissimuler davantage.
O mon ami! je crains de nouveaux pièges...
Je crains que l'on ne complote contre votre
liberté... Ne nous effrayez pourtant point encore;
j'ai des amis sûrs, qui ne perdent pas de vue
les démarches de mon mari, et qui m'avertiront
de tout. Attendez de nouveaux éclaircissements,
et ne songez qu'à votre santé... Le scélérat, il
ourdissait deux trames à la fois, et pendant qu'il
cherchait à se débarrasser de l'amant de sa fille,
il se défaisait d'une malheureuse également
redoutable à l'exécution de ses perfides projets.
Comment espérer de franchir tant d'écueils!..
Les plus grands dangers nous environnent, nous
n'aurons jamais assez de forces pour nous en
garantir, et malgré la justice de la Providence,
ET VALCOUR 127
le vice écrasera la vertu. Quel avertissement
j'en reçois dans l'histoire des derniers événe-
ments de cette malheureuse Sophie... Écoutez-
les... et si vous le pouvez, calmez mes soupçons,
dissipez mes craintes, essayez de me faire voir
qu'elles sont chimériques ; je ne demande qu'à
être rassurée, mais quel louche!.. Comment ne
pas croire?.. Oh! mon am, idans quel trouble je
suis... Si ce que je soupçonne est vrai... s'il était
capable de ce comble d'horreur, ma sûreté, celle
d'Aline, exigeraient qu'à l'instant nous nous
séparassions de lui... Écoutez, enfin, écoutez et
décidez vous-même.
Le président et Dolbourg partirent le vingt-un
à six heures du matin pour Blamont; ils y arri-
vèrent à sept heures du soir; de ce moment
Sophie changea de chambre, et il lui devint
impossible de s'entretenir davantage par sa
fenêtre avec l'homme intelligent dont je dispose
dans le village. Cet homme, qui a des raisons
personnelles de m'être attaché, a mis dans
l'instant tout en usage pour observer ce qui se
passerait, et il y a employé tous ses amis; voici
le résultat de ses manœuvres : je vous envoie h.
lettre même afin que vous soyez plus en état de
juger, si toutefois le voile impénétrable que ces
scélérats ont eu l'art de jeter sur leur conduite,
peut vous en laisser le pouvoir.
LETTRE LVII.
A MADAME DE BLAMONT *.
Dit Château de Blamoni, ce 26 février.
'obéis à vos ordres, madame, et passe
^ sans plus de préambule au journal que
vous m'avez demandé.
Le vingt-un au soir, monsieur le président et
son ami arrivèrent au château entre sept et huit
heures; c'était alors que j'apercevais communé-
ment de la lumière dans la chambre de Sophie...
Je n'en vis plus... Les appartements d'en haut,
où vous savez que monsieur se tient de préfé-
rence, étaient très clairs; je prêtai l'oreille,
mais l'éloignement, la hauteur, malgré le calme
qui régnait, m'empêchèrent d'entendre, et je ne
' Cette lettre était incluse dans la précédente ; eUe ne commence
pas là ; on en a retranché tout ce que l'on voit que madame de Iila-
mont en a extrait dans la nn de sa lettre à Valcour.
ALINE ET VALCOUR 1 29
distinguai rien. Je retournai trois fois sous la
fenêtre de Sophie, et je n'y vis jamais de lumière:
elle a sûrement changé de chambre dès ce pre-
mier soir.
Le vingt-deux au matin, je sus que nos voya-
geurs n'avaient avec eux qu'un laquais, le même
qu'avait dernièrement amené monsieur le prési-
dent. J'appris aussi que c'était le concierge qui
leur préparait à manger, et que qui que ce soit
n'entrait dans le château, pas même le jardinier,
de qui je tiens ces détails : il avait à parler pour
des affaires pressantes à monsieur, et ne put en
obtenir audience. Je recommençai à six reprises
différentes, ce jour-là, mes signaux sous la
fenêtre de votre protégée, sans que personne me
répondît.
Il y eut beaucoup de mouvement dans les
chambres d'en haut... du feu constamment, et
beaucoup de lumières le soir. A neuf heures les
fenêtres s'ouvrirent, on tira les contrevents, les
croisées se refermèrent ainsi que les volets, et
l'obscurité devint telle, qu'il me fut impossible
de savoir s'il y avait même de la lumière dans
les appartements. Voyant ma présence inutile,
je me retirai. J'engageai ce soir-là quatre de
mes amis à aller s'établir chacun sur une des
quatre routes qui aboutissent à Blamont, et leur
fis promettre d'y rester jusqu'à l'avertissement
iv 9
130 ALINE
qu'ils recevraient de moi pour revenir. Leur
consigne était d'examiner, avec la plus scrupu-
leuse attention, toutes les voitures qui iraient et
viendraient sur ces routes, et de me rendre le
compte le plus exact des personnes qui seraient
dedans.
Le vingt-trois au matin, les croisées de la
chambre de Sophie s'ouvrirent, mais le con-
cierge y parut seul: il laissa les fenêtres ouvertes
jusqu'après le départ de ces messieurs. Alors il
les referma à demeure, comme elles le sont
quand personne n'habite cette chambre. Il n'y
eut ce soir-là, ni feu, ni apparence de lumière
dans les petits appartements de monsieur, où
l'on s'était tenu la veille et le jour d'avant; mais
ce qui me surprit beaucoup, ce fut de voir à
plusieurs reprises différentes des lumières aller
et venir par les meurtrières * qui donnent près
des souterrains, je m'y portai le plus près pos-
sible au point de n'avoir plus entre elles et moi
que le fossé; mais je n'entendis jamais rien; le
silence fut tel dans le reste de la soirée, que je
crus tout le monde parti; cependant en me reti-
rant je fis veiller deux hommes autour du châ-
* Embrasures de canon, fréquentes dans les eliàteaux-forts. Quel-
ques-unes servaient pour la simple mousqueterie ; et celles qu'on
voit dans les anciennes forteresses, avant l'invention de l'artillerie,
servaient ou pour les archers, ou pour observer l'ennemi.
ET VALCOUR 13 I
teau, comme j'avais fait la veille; leur rapport
fut que le silence avait été le même.
Le vingt-quatre la journée fut également
calme ; on ne se tint sûrement, de tout le jour,
dans aucune pièce à feu; personne n'entra ni ne
sortit absolument de la maison. Je m'y présentai
sous le prétexte de saluer monsieur le président.
Le concierge me dit que je me trompais, et qu'il
n'était sûrement pas au château.
Le vingt-cinq, à deux heures du matin, un
postillon amena trois chevaux au petit pas, on
lui ouvrit fort vite et fort doucement, il attela
de même la chaise qui avait amené ces mes-
sieurs, et tout le monde partit avant le jour. Je
les vis de derrière un arbre monter tous les deux
en voiture, et ils n'y placèrent bien sûrement
aucune femme avec eux. Je les fis suivre, ils
furent menés très doucement jusqu'au bout de
l'avenue, ils ne partirent au galop que de là. De
ce moment j'envoyai ordre à mes quatre amis
de revenir, et en attendant je continuai d'exa-
miner le château; rien ne parut à aucune fenêtre.
On n'avait pu cacher Sophie au jardinier, il
savait qu'elle y était, il en était convenu vis-à-
vis de moi; je fus le trouver, je lui demandai
pourquoi nous ne revoyons plus cette jeune per-
sonne, et ce qu'il croyait qu'elle était devenue.
D'abord il fit le mystérieux, ensuite il me dit
13 2 ALINE
qu'elle était partie le vingt-quatre au soir, dans
une voiture avec une dame qui était venue la
chercher de Paris. Je n'osai lui dire que n'ayant
pas quitté les environs du château depuis quatre
jours, j'étais absolument certain du contraire;
mais je l'assure à vous, madame, aucune voiture
n'en est approché du vingt-un au vingt-cinq. Il
n'est absolument entré personne dans la maison
durant cet intervalle, excepté le postillon que je
viens de vous dire, et très certainement personne
n'en est sorti. Voyant que ce jardinier n'en vou-
lait pas dire davantage, et qu'il cherchait même
à détourner la conversation, je le quittai et fus
questionner mes amis : sur trois des quatre
routes indiquées ci-dessus, il n'a passé que des
charrettes etun cabriolet dans lequel étaient deux
vieux prêtres. Sur l'autre, celle de Lorraine, il
a passé le vingt-quatre au soir une voiture très
légère, à deux chevaux, sans équipage, conduite
au pas par un postillon vêtu en paysan ; cette
voiture contenait une vieille femme, sous l'habit
de villageoise, et une jeune fille en juste blanc,
à peu près de l'âge et de la tournure de Sophie.
Mon ami pour pouvoir me donner des détails
plus étendus sur la physionomie de ces deux fem-
mes a fait l'ivrogne et s'est laissé tomber presque
sous les roues de leur voiture. Elles ont fait un
cri, le paysan a arrêté ses chevaux, et les deux
ET VALCOUR 133
voyageuses sont descendues pour voir s'il n'était
pas arrivé quelque accident à cet ivrogne. Alors
mon ami s'est relevé et a fait quelques singeries
pour les faire parler : la vieille femme s'est mise
à rire et a répondu à ses balivernes. La jeune a
dit d'une prononciation exacte, et telle que doit
être celle d'une fille de qualité :
— Je suis bien aise, mon cher monsieur, que
vous ne vous soyez pas fait de mal.
Mais elle n'a jamais souri, elle n'a jamais pris
la moindre part à la grosse gaieté de la vieille
qui, au bout d'un instant, lui a dit brusquement :
— Allons, remontons, rien ne vous égayé,
vous me feriez mourir avec votre tristesse.
Et la jeune fille est remontée en soupirant.
Plus il paraissait de conformité entre cette
voyageuse et Sophie, plus j'ai questionné mon
ami. Mille choses prouvent que c'est elle, mille
autres le démentent absolument... S'il y fallait
parier ma fortune, je la hasarderais pour vous
convaincre que ce n'est pas elle; ou si c'est elle,
c'est donc par les airs qu'elle est sortie du châ-
teau. Sans l'intime persuasion où je suis que ce
n'est pas elle, je serais monté à cheval sur-le-
champ et j'aurais poursuivi cette voiture; mais
j'ose être si sûr de mon fait, qu'il ne m'est seu-
lement pas venu dans l'esprit de faire cette
démarche. Voilà mes opérations, madame, elles
134 ALINE
sont réglées sur vos ordres ; j'en attendrai de
nouveaux pour agir, soit intérieurement, soit
extérieurement.
Post-scriptum de madame de Blamont :
Eh bien! Valcour, décidez maintenant...
Portez si vous le pouvez un jugement certain
sur cette affaire. Sophie a été au château de Bla-
mont, elle n'en est point partie, et cependant
on ne la voit plus. Où est-elle? Qu'en ont-ils
fait... est-il bien vrai qu'elle existe encore... Je
m'arrête, ma malheureuse position m'interdit
toutes conjectures ! moins je voudrais supposer
le mal, plus tout ce qui en légitime l'opinion
vient s'offrir en foule à mon esprit, et mon cœur
n'a pas plutôt détruit mes soupçons que ma
raison les réalise. Il fallait suivre cette fille, il fal-
lait vérifier qui elle était. Oh! que ne peut-on agir
soi-même dans des circonstances aussi délicates !
Au retour, malgré la contrainte, malgré les
propos échappés, ne prouvant que trop la part
qu'on avait à votre aventure, j'ai voulu ques-
tionner sur le reste. Le voyage à Blamont, qu'on
ne m'avait point caché, autorisait mes deman-
des... On m'a répondu que Sophie était partie,
qu'on la mettrait dans un couvent en Alsace, où
elle serait d'autant mieux, que Dolbourg la
recommanderait chaudement à la prieure dont
ET VALCOUR 135
il était parent. Voilà donc mes incertitudes qui
renaissent; la fille vue sur la route de Lorraine,
peut très bien être celle qui va en Alsace; d'un
autre côté, on paraît sûr que ce n'est point elle;
je n'ai nulle raison de douter de l'exactitude des
soins de l'homme qui me sert... Ah! si c'était
Sophie ne m'aurait-elle pas écrit... Au milieu de
ce trouble, j'ai osé redoubler mes demandes...
— A qui avez-vous confié cette jeune per-
sonne ? ai-je dit au président.
— A un homme sûr, m'a-t-il répondu... Nous
désirions une femme, cela eut été plus honnête;
mais il ne s'en est point présenté qui valussent
l'homme fidèle entre les mains duquel nous
l'avons placée.
— Oh! monsieur, pardonnez mes questions...
c'est un enfantillage de ma part... c'est un rêve
affreux que j'ai fait sur cette malheureuse, et
dont vos réponses dissipent les funestes illu-
sions. Dans quelle voiture est-elle partie?
— Dans un phaéton très léger, conduit par
des chevaux d'emprunt.
— Comment vêtue?
— En lévite bleue... Mais en vérité vos ques-
tions...
— Pardon, je n'en fais plus; l'infortunée de
mon rêve était conduite par une femme, et elle
était habillée de blanc.
136 ALINE ET VALCOUR
Oh! mon ami, prononcez, pour moi je ne
l'ose... C'est la même voiture, les mêmes che-
vaux; il n'y a de différents que le conducteur et
l'habit... Je voulais dissiper mon trouble par
cette multitude de questions et je n'ai fait que
l'augmenter. Si vous écrivez à Aline, ne lui
dites rien de tout ceci... nous le lui cachons.
Trop accablée de votre état, elle ne tiendrait pas
à cette seconde révolution; il est inutile qu'elle
la sache, elle n'a que trop de raisons de craindre
son père; n'ajoutons pas aux motifs qu'elle a de
le haïr... Elle sait, en gros, Sophie enlevée et
conduite dans un couvent en Alsace, rien de
nécessaire à ce qu'elle en apprenne davantage.
Le président a eu l'air touché de l'état de sa
fille; il a fait semblant d'en ignorer la cause, et
Dolbourg n'a point paru de la semaine. Adieu;
au trouble dans lequel vous me voyez, vous
jugez de l'impatience avec laquelle j'attends
votre réponse *.
' Cette réponse ne contenant que des dilemmes, ne décidant rien
parce que le voile est trop épais pour qu'il soit possible de rt>'!i
discerner, nous l'avons soustraite au lecteur, ainsi que le commen-
cement de la suivante qui ne contenait non plus que des indécisions
sur le sort de Sophie. Nous reprenons où madame de Blamont quitte
qui, quoique épisodique, n'en est pas moins bien essentiel au
fond de l'intérêt, —Qui ne frémira pour Aline, en ayant autant de
de trembler pour Sophie. Si eçci était un roman, nous ne
pourrions nous empêcher de dire qu'il y a bien de l'art à Buspendre
ainsi la foudre sur la tète de l'héroïne, a alarmer sur son sort, en
écrasant tout <■>■ qui L'entoure. (Note de l'éditeur.]
&&&&&*
LETTRE LVIIÎ.
MADAME DE BLAMOXT A VALCOUR.
Paris, ce 6 mars.
Tout va le mieux du monde, en Bretagne...
avant trois mois mademoiselle de Kerneuil sera
rentrée dans les biens de sa prétendue mère, et
pour compléter le bonheur de tous deux, le roi
d'Espagne a fait répondre que l'on pouvait
compter sur deux millions. L'inquisiteur a pro-
testé au roi même, que jamais les lingots trouvés
dans les malles de Sainville n'avaient été à une
plus forte somme. Quelle que soit la fausseté de
cette réponse, nous sommes trop heureux de
138 ALINE
tenir cela. Sainville m'a écrit deux ou trois
lettres bien autrement senties que celle de sa
chère épouse; il s'est conduit de même vis-à-vis
du comte de Beaulé qui ne cessera de le servir
avec zèle. Quant à la jeune femme, quoique tou-
jours maniérée, toujours bien de l'esprit et un
cœur bien froid : elle a fait là-bas une petite
vilenie qui achèvera de vous prouver son âme.
Très sûre d'avoir incessamment deux ou trois
cent mille livres de rente, sachant la rentrée d'une
partie des lingots d'Espagne, elle met l'épée
dans les reins à un malheureux collatéral qui
avait hérité de six cents livres de rente à la mort
de madame de Kerneuil. Cet infortuné presque
réduit à ce seul legs pour vivre, se trouve à la
veille de mourir de faim s'il perd. Or suivant le
droit, il doit perdre, il ne s'agit pour l'en empê-
cher que de la volonté de l'héritière légitime...
Mais ma chère fille a formellement déclaré
qu'elle ne ferait de grâce à personne, et pas plus
à celui-là qu'à un autre ; d'où il résulte que ce
malheureux homme, qui vaut assurément mieux
qu'elle, obligé de renoncer à un petit mariage
que ce legs lui faisait faire, va se trouver contraint
à reprendre la charrue ou à s'engager pour
vivre.
Ce trait est infâme, il est bien assurément
de la fille de monsieur le président de Blamont;
ET VALCOUR 139
mais je suis désolée qu'il soit de la mienne...
Comment est-il possible d'être si dure, quand on
a été aussi malheureuse ! Je croyais que l'infor-
tune entr' ouvrait l'âme: qu'en retraçant à l'esprit
les maux que l'on avait soufferts, elle rendait le
cœur plus sensible à ceux que l'on vovait endu-
rer... Je me trompais, le malheur endurcit : à
force de s'être blasé à ses propres douleurs, on
s'est accoutumé à ne plus s'émouvoir de celles
d'autrui; et devenu impassible aux traits qui
nous attaquent, on l'est également à ceux qui
percent les autres. Me voilà maintenant encore
plus fâchée d'avoir consenti à ce vilain arrange-
ment ; je ne vous exprimerai jamais assez com-
bien il me déplaît... Mais que serait devenue
Léonore sans cela? Ayant de trop fortes raisons
pour ne la point reconnaître, pouvait-elle être
autre chose que mademoiselle de Kerneuil ? et
l'étant, il faut bien qu'elle hérite des biens de
cette maison. Quand j'ai raconté au président
le trait affreux que je viens de vous dire... il
en a été aux nues... il en a loué l'héroïne une
heure.
— Il n'y a aucun cas, nous a-t-il dit, où il faille
laisser les autres en possession de notre bien, il
ne s'agit pas de savoir si on en a besoin ou non,
ce bien est à nous, cela suffit, et d'après cela, on
a tort en le cédant. Il y a six mois que j'ai fait bien
I40 ALINE
pis à Blamont. Il était question d'un coin de terre
dont j'avais besoin pour agrandir une terrasse,
objet de luxe comme vous voyez et assez inutile
dans le fond. Ce petit local faisait depuis soixante
ans le patrimoine d'une très pauvre famille qui
avoisine le château. J'ai recherché mes titres, je
me suis douté d'une usurpation... Elle était
claire... J'ai fait promptement décamper mon
homme, et tout le train de femme et d'enfants
qui l'accompagnait, et en dépit de leurs cris, de
leurs plaintes, dont je ne me suis seulement pas
douté, j'ai fait ma terrasse, et ils ont déserté le
pays.
— Voilà des malheureux au désespoir.
— Tant qu'il vous plaira, mais j'ai ma ter-
rasse... Il faut raisonner toutes ces choses-là...
Moi, voilà mon malheur, c'est que je raisonne
tout... Je soumets tout à l'histoire des sensa-
tions ; c'est selon moi la plus sûre façon de
juger. ..La privation de l'embellissement produit
par ma terrasse était une sensation douloureuse
pour moi ; la privation du terrain qui devait for-
mer cet embellissement en était une fâcheuse
pour le malheureux paysan... Dites-moi mainte-
nant, je vous prie, pourquoi dès qu'entre Pierre
et moi il faut qu'il y ait une triste sensation à
recevoir, pourquoi, dis-je, vous voulez que j'aille
charitablement l'accepter pour en débarrasser
ET VALCOUR 141
cet homme qui ne m'est rien? Je serais un fou
aux yeux de tout être sensé, si j'étais capable
d'un procédé pareil.
— Mais le calcul n'est pas juste : en compa-
rant les sensations, il fallait comparer les
besoins : ceux de Pierre étaient ceux de la vie, on
ne peut se passer de ceux-là; les vôtres n'étaient
que de fantaisie, vous pouviez vous en priver
facilement.
— Vous vous trompez, madame, l'habitude
des fantaisies est un besoin pour nous autres
gens riches, aussi pressant que de vivre pour ces
drôles-là; et puis pour décider en ma faveur, il
n'est nullement nécessaire que les besoins soient
égaux ; la douleur de Pierre est nulle pour moi,
elle n'atteint aucunement mon âme : que Pierre
dîne ou ne dîne pas, il n'en peut sagement
résulter pour moi nul chagrin, et la privation de
ma terrasse en est un. Or, pourquoi voulez-vous
que j'empêche un homme de souffrir une chose
que je ne sens pas, au prix d'une que j'éprouve?
Il y aurait de ma part un défaut de raisonne-
ment impardonnable... Quand vous cédez au
sentiment de la pitié plutôt qu'aux conseils de la
raison, quand vous écoutez le cœur de préfé-
rence à l'esprit, vous vous jetez dans un abîme
d'erreurs, puisqu'il n'est point de plus faux
organes que ceux de la sensibilité, aucuns qui
142 ALINE
nous entraînent à de plus sots calculs et à de
plus ridicules démarches.
— Oh! monsieur,, laissez-moi être sotte toute
ma vie, si on Test en écoutant son cœur; jamais
vos cruels sophismes ne me donneront le quart
des plaisirs que me procure une bonne action;
et j'aime mieux être imbécile et sensible que de
posséder le génie de Descartes, s'il me le fallait
acheter aux dépens de mon cœur.
— Tout cela dépend des organes, a répondu
le président, ces différences morales sont entiè-
rement soumises au physique... Mais ce dont je
vous supplie, c'est de ne jamais conclure,
comme je sais que cela vous arrive quelquefois,
qu'on soit un monstre parce qu'on ne pleure pas
comme vous à une tragédie, ou qu'on ne fait pas
des sacrifices en faveur de quelques malotrus.
Accordez-moi qu'on peut exister sans vous res-
sembler, et moi qui suis galant, je vous accor-
derai qu'on n'est aimable que quand on vous
ressemble...
Puis une caresse bien fausse... une montre
à la main... une sonnette tirée... des che-
vaux demandés et l'Opéra... Voilà l'homme,
mon ami, voilà l'être dangereux auquel nous
avons affaire... Mais je vous le répète, ne vous
inquiétez pourtant pas jusqu'à ce que je sois
mieux éclaircie ; il est certain qu'il y a quelque
ET VALCOUR 143
chose en l'air; bien certain qu'il en voulait à
votre vie, qu'il est désespéré de l'avoir manquée;
plus sûr que tout encore, qu'il cherche à se
dédommager de la maladresse des scélérats qu'il
a osé armer contre vous; et malgré tout cela
j'ose vous répondre qu'il ne se fera rien que vous
n'en soyez parfaitement instruit.
{&9 GroVoVS G/qYq)»9 G^'p>9 GrfSYpVS) G<^
LETTRE LIX.
LA MEME AU MEME
Paris, ce 15 mars.
{^j^jC^Deureusement, mon cher Valcour, le
v jrfrjpj parfait rétablissement de votre santé
vous permet d'apprendre sans risque
tout ce qui s'est passé depuis que je ne vous ai
écrit : les avis les plus sûrs viennent de m'être
donnés sur ce qui vous regarde. Les cinq cents
louis qui vous ont été offerts n'ont pas trouvé
partout des âmes aussi délicates; ils ont été le
prix d'un ordre bien certainement obtenu contre
votre liberté... On vous cherche, quittez Paris...
vous n'avez pas un instant à perdre; entreprenez
quelque voyage... Celui d'Italie, par exemple, il
y a longtemps que vous le désirez; ce sera, a la
fois pour vous, un objet d'amusement, d'instruc-
tion et de sûreté. N'imaginez pas que nous res-
ALINE ET VALCOUR 145
tions à Paris après vous; en accordant une infi-
nité de choses j'en ai obtenu quelques-unes :
j'imagine bien que ce qui l'a engagé à céder les
points que j'ai voulus, est l'espérance qu'il a de se
débarrasser bientôt de vous. N'importe, j'en ai
profité... Voici les clauses :
i°. Je n'entreprendrai plus aucunes perquisi-
tions sur Sophie ; on m'a dit où elle était, je dois
être tranquille... et ici, on avait fort envie de
me faire signer que je renonçais à l'idée de la
supposer ma fille... Je me suis bien gardée de le
faire.
20. Je ne vous recevrai point à la campagne
où je demande à aller tout de suite... Quelle
fourberie! quand il exige cette clause... le traî-
tre, il a dans sa poche ce qu'il faut pour vous
faire arrêter.
3°. Je ne me déferai jamais d'Augustine...
Libertinage, espionnage, tout ce que vous vou-
drez supposer d'affreux; je ne le croyais pas
d'abord, j'en ai maintenant des preuves sûres...
Quelle turpitude!
4°. Au mois de septembre prochain, sans plus
de délais, j'accorderai mon consentement pour
le mariage de Dolbourg et d'Aline.
Au moyen de ces quatre clauses, j'obtiens...
des délais d'abord, vous le voyez et c'est tou-
jours beaucoup selon moi. 20. De partir sur-le-
iv 10
146 ALINE
champ pour Vertfeuille, où nous serons toujours
plus tranquilles qu'ici. 30. Jusqu'à l'époque de
mon consentement au mariage, de ne le voir ni
lui, ni son ami, et cette conditionne vous l'avoue
est une des plus douces pour moi. Tout a été
signé de part et d'autre, et monsieur de Beaulé
s'est rendu garant des deux parties.
Cela fait, le comte, instruit de tout, a dit au
président qu'il était impossible de lui cacher
qu'on le soupçonnait sourdement de deux choses,
dont il le suppliait de se justifier pour la tran-
quillité de ses amis : la première, d'avoir voulu
faire assassiner Valcour ; la seconde, d'avoir
obtenu un ordre pour le faire enfermer... On
n'imagine pas avec quelle impudence cet homme
accoutumé au crime s'est défendu de ces deux
accusations.
— Je suis un homme de robe, a-t-il dit, j'ai
vingt ans de plus que monsieur de Valcour, mais
malgré ces considérations, soyez parfaitement
sûr que si j'avais envie de me défaire de lui, je
n'employerais pas des moyens aussi indignes
que ceux dont vous osez me soupçonner... J'irais
lui proposer des pistolets, et puisque vous me
foscez de m'expliquer sur son compte... cette
voie, je la suivrai assurément, s'il ne se désiste
pas des prétentions qui me déplaisent, ou s'il
s'avise de mettre le moindre obstacle aux ar-
ET VALCOUR I47
rangements dont nous convenons aujourd'hui.
— Vous ne vous défendrez pas de la lettre de
cachet, lui a dit le comte, j'en ai été averti dans
les bureaux.
— On vous en a imposé, monsieur, a répondu
le président... on a peut-être voulu vous parler
de celle obtenue contre Sophie, mais je n'en ai
sûrement pas demandé de nouvelle.
— Si cela est, lui a répliqué le comte, faites-
nous l'amitié à tous d'écrire devant moi au minis-
tre... « Qu'on vous accuse de comploter contre
« la liberté de Valcour, et que vous le suppliez
« de m'assurer que cela est faux. »
— Je croyais que sur des points de cette
espèce, a dit le président furieux, ma parole
devait vous suffire.
Et il a voulu se retirer. Alors le comte qui ne
se souciait pas de rompre... qui n'avait d'autres
projets que de se convaincre, et qui, par l'air,
la conduite et les réponses du président, deve-
nait aussi sûr du fait qu'il était possible de
l'être... lui a dit froidement :
— Je vous crois, monsieur, je suis seulement
fâché que vous ne vouliez pas me satisfaire sur
une chose aussi simple que celle que je vous
demande, si réellement vous n'avez point agi
contre notre ami commun. Mais que ce que vous
nous assurez soit vrai ou ne le soit pas, je vous
148 ALIXE
déclare qu'il m'aura toujours pour défenseur.
Les choses en sont restées là; et le comte bien
sûr qu'il a dans sa poche un ordre contre vous,
est le premier à vous conseiller le départ. Qu'il
s'éloigne, me charge-t-il de vous dire mot à
mot, et qu'il s'en rapporte à moi sur les soins
que je prendrai pendant cet intervalle pour assu-
rer et son bonheur et sa tranquillité.
Voici maintenant nos projets approuvés de
notre ami commun : j'employe les quatre pre-
miers mois à la perfection et à la sûreté de mes
desseins, toutes mes batteries dressées... A la fin
de juillet je reviens subitement à Paris, et le
dernier mois de tranquillité qui me reste parles
clauses signées, je l'employé à mettre tout en
mouvement.
L'éclat se fait... je ne balance plus... Toute
ma famille m'étaye. On met au jour la conduite
du président... On dévoile ses odieuses intrigues
avec Dolbourg... causes pour lesquelles il veut
lui donner Aline. On fait valoir l'extrême dégoût
de cette malheureuse fille pour ce vilain homme;
on publie les raisons qui fondent ce dégoût ; on
réclame, en un mot, Sophie, comme m'apparte-
nant... C'est ma famille qui fait cette démarche,
puisque je me suis engagée à ne la point faire.
Le pas est délicat, je le sais, mais il est sûr, on
est certain que l'affaire une fois entamée, le pré-
ET FALCOUfe 149
sident confondu de ce seul nom, se prêtera à
tout ce qu'on voudra pour prévenir la demande;
d'ailleurs, nous ne serons jamais obligés d'en
venir au fait... Vous voyez, mon ami, qu'il y a
des gens bien certains que cette créature ne
serait pas aisément retrouvée par lui, si on le
contraignait quelque jour à la montrer.
Mais quoi qu'on imagine sur cela, en vérité, je
doute d'une telle horreur; il est très difficile de
comprendre des choses aussi révoltantes, et ce
qui me fait plaisir, c'est que la candeur, la fran-
chise du comte de Beaulé ne les admet pas plus
que moi; j'ai toujours fait une assez singulière
remarque, c'est que les gens prompts à soup-
çonner un genre de crime, sont toujours ceux
qui y sont eux-mêmes adonnés ; il est extrême-
ment aisé de concevoir ce qu'on admet, il ne
l'est pas autant de comprendre ce qui répugne.
Il n'y aurait pas par siècle dix condamnations à
mort, si la collection des juges était pendant ce
siècle entièrement composée d'honnêtes gens;
au lieu de soutenir, comme ces faquins-là le font,
qu'il faut toujours supposer qu'un individu cou-
pable une fois d'une sorte de délit, le sera toute
sa vie du même genre, ce qui est un paradoxe
abominable, j'oserais affirmer qu'un homme au
contraire réprimandé ou puni pour une sorte de
crime quelconque ne le recommettra sûrement
150 ALINE
plus de sa vie. Voilà l'opinion des bonnes gens,
l'autre est celle de ceux qui se connaissant
méchants et capables, par conséquent, de réci-
dive, imaginent que les autres doivent leur res-
sembler; et de telles êtres ne doivent pas juger
les hommes. Ils jugeront toujours sévèrement...
Or, la sévérité est fort dangereuse; il vaut infi-
niment mieux, sans doute, sauver un coupable,
par trop d'indulgence que de condamner un
innocent par trop de sévérité. Le plus grand
danger de l'indulgence est de sauver le coupable,
il est léger; l'inconvénient de la sévérité est de
faire périr l'innocent, il est affreux *.
J'ai maintenant, mon ami, une grâce à vous
demander, puis-je espérer que vous m'aimez
assez pour ne m'en point faire craindre le refus?
Au moment où vous lisez ma lettre, il y a dans
votre antichambre un homme de confiance à
moi, il est chargé de vous remettre mille louis.
N'est-il pas possible qu'à la veille d'un départ
aussi précipité, vous n'ayez pas les fonds néces-
saires pour entreprendre le voyage que je vous
conseille?., et à qui appartient, dans ce cas, le
droit de prévenir vos besoins, si ce n'est à votre
meilleure amie?
' Douces et sages maximes, après vous être éloignées si longtemps
de l'esprit de notre nation, revenez donc vous y graver éternelle-
ment, rt qu'elle n'ait plus à rougir aux yeux de l'univers devons
avoir si cruellement méprisées.
ET VALCOUR
Valcour, je vous connais... ces refus que
j'ai l'air de ne pas craindre... vous me les faites...
je le vois... Mais écoutez : l'homme qui va vous
parler exigera de vous une quittance... et ce qu'il
vous donne est un acompte sur la dot de ma
fille...
Cruel ami ! osez me rejeter maintenant.
rinnnnnnnra
LETTRE LX.
VALCOUR A MADAME DE BLAMONT.
Paris, ce 16 mars.
C)ue de droits vous acquérez à ma recon-
p naissance, madame, est-il besoin de
/j^gj multiplier les titres que vous avez sur
moi? Vous me faites presque chérir mes mal-
heurs, puisque j'obtiens en les subissant des
preuves si douces de vos excessives bontés...
Subterfuge adroit... heureux espoir!., que de
délicatesse vous savez mettre en obligeant. Oui,
madame, je vais m'éloigner... et de ce moment-
ci, puisque ma sûreté vous intéresse, je vais y
pourvoir en me logeant chez un ami où je res-
terai incognito jusqu'à l'instant de mon départ.
Oh ! madame, faut-il vous l'avouer? vos bon-
tés m'enhardissent, elles m'encouragent à vous
ALIXE ET VALCOUR 153
en demander une nouvelle preuve : m'éloigner
encore de vous... m'en éloigner pour si long-
temps... sans vous voir; sans qu'il me soit per-
mis de me jeter aux genoux de tout ce que
j'adore... Auriez-vous la rigueur de m'y condam-
ner? Je mets à vous demander cette grâce les
instances les plus vives dont mon cœur soit
capable... Dans les premiers jours de votre
arrivée à Vertfeuille... pendant que vous y serez
seule... une heure... une seule minute... Mais
m'arracher... mais quitter ma patrie sans jouir
du bonheur de voir un instant tout ce qui m'y
attache... non, vous ne l'exigerez pas, vous ne
me condamnerez pas à une privation qui me
serait plus dure que la mort... Indiquez-moi les
précautions à prendre... tracez-moi la route à
suivre; je ferai tout, j'obéirai à tout, il ne sera
rien à quoi je ne me soumette pour obtenir la
grâce que j'implore. J'attends mon arrêt... pro-
noncez... et convainquez-vous bien que d'un
seul mot vous allez me rendre le plus fortuné
des hommes, ou le plus malheureux des amants.
LETTRE LXI.
VALCOUR A ALINE.
Paris, ce 16 mars.
^/^/TYÎprès tout T intérêt que j'ai pu faire naître
^V^w^ en votre âme sensible, m'en refuserez-
^^=£4 vous, Aline, la nouvelle preuve que
j'ose implorer?.. Vous devinez ce que je
demande, votre cœur animé du même désir sait
aisément pressentir la grâce instante que je
sollicite... Cette faveur me fut refusée l'an passé,
je m'en souviens avec douleur; mais daignez y
réfléchir Aline, les circonstances où je vous laisse
cette fois-ci, sont bien différentes de celles où
nous étions alors; je me méfie de ce calme
apparent; je n'ai osé le dire, mais il me semble
que ce nouveau délai s'accorde bien légèrement;
ALINE ET VALCÛUR 155
cette tranquillité promise est-elle supposable
avec toutes les précautions que l'on prend ? Avec
les indignités qu'on se permet, et si l'on n'avait
pas envie de presser, dresserait-on tant de bat-
teries pour éloigner tous les obstacles? Ah!
puissent mes pressentiments se trouver faux,
mais je frémis en m'éloignant; je ne puis vous
le cacher, et plus mes craintes sont affreuses,
plus est violent le désir de vous voir... Si nous
allions être trompés tous ! si les odieuses
manœuvres de cet homme cruel, allaient m'enle-
ver tout ce que j'idolâtre!., cette funeste idée
n'entre dans mon cœur que comme un fer ardent
qui le déchire... elle n'y pénètre qu'avec le frisson
delà mort... Que je vous voie avant, Aline, que
je vous parle encore une fois de mon amour ;
content d'être plaint de vous, heureux d'empor-
ter votre cœur... je pourrai mieux du moins
supporter votre absence; c'est avec le sang qui
a coulé pour vous, que je trace en pleurant ce
désir effréné de mon âme... Si vous me refusez...
Aline... je m'éloignerai, il le faut; mais je ne
vous reverrai jamais... Croyez-le, quelque chi-
mérique que vous puissiez trouver cette idée,
elle m'absorbe , et je ne puis l'empêcher de
naître.
En un mot, il faut que je vous voie, le besoin
que j'en ai est tel, que pour la première fois de
156 ALINE ET VALCOUR
ma vie, je ne sais pas même si je vous obéirais,
à supposer que vous me défendissiez votre pré-
sence. Oui j'aimerais mieux vous désobéir et
vous voir, que de mourir en vous obéissant...
Elle m'est chère cette vie cruelle depuis que
vous y avez pris tant d'intérêt. O ! mon Aline,
voyez votre amant à vos pieds, implorer, en les
arrosant de larmes, la grâce instante de vous
voir une minute ; voyez-le palpitant encore sous
le fer de l'auteur de vos jours, attendre de cette
faveur seule le dédommagement de ses maux...
Où voulez-vous que j'aille sans vous avoir vue?
Affaibli par mon désespoir, égaré par mon
amour, que deviendrais-je, hélas! sans le soula-
gement que j'attends. Ou vous ne m'avez jamais
aimé ou vous l'obtiendrez de votre mère; c'est
à toutes deux que je le demande, et c'est toutes
deux que je veux embrasser ou mourir.
LETTRE LXII.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Paris, ce 20 mars.
deux lieues du château qu'habiteront
vos amies, entre Orléans et Vertfeuille,
sur la lisière de la forêt, est un hameau
qu'on appelle le Haut-Chêne; il y a à l'extrémité
de ce hameau, une petite montagne isolée, sur
laquelle est construite une chaumière habitée
par une vieille femme qui n'a près d'elle qu'une
fille nommée Colette... une amie d'Aline, dont
on vous parla l'an passé... Nous en revenions
quand nous rencontrâmes cette malheureuse
Sophie. Soyez chez cette femme le 15 avril,
entre trois et quatre heures du soir, déguisé en
158 ALINE ET VALCOUR
chasseur... elle sera prévenue, vous y verrez les
deux personnes du monde à qui vous êtes le plus
cher; deux amies qui cèdent à vos instances,
malgré tous les périls qui les invironnent... Nous
partons le premier du mois prochain... jusque-là
le plus grand silence... Quittez Paris le plus tôt
possible, le danger augmente chaque jour...
Soyez déjà en route quand vous passerez au
lieu que nous vous indiquons, et de là hors de
France, sans perdre une heure. Adieu.
LETTRE LXIII.
ALINE A VALCOUR.
Paris, ce 20 mars.
?.h bien, dois-je l'aimer, cette mère char-
mante, dois-je la chérir éternellement?
Voyez ce qu'elle fait pour moi. Je vous
verrai... et c'est son ouvrage... c'est à elle que
nous devons cette faveur, et lame de votre ten-
dre Aline à la fois remplie d'amour et de recon-
naissance, ne saura dans cet heureux jour à quel
sentiment se livrer. ..Mais, mon ami, qu'elle sera
courte cette joie... et que d'affreux tourments
en suivront peut-être la douceur! Ah! croyez
que cette séparation cruelle m'alarme autant
que vous; je conviens que depuis longtemps
nous devions être accoutumés à vivre l'un sans
l60 ALINE
l'autre ; mais nous respirions le même air, nous
habitions le même pays ; et quelles affreuses
barrières vont maintenant exister entre nous!
Oh! comment supporter cet éloignement ?..
Plus j'y réfléchis, moins j'imagine le pouvoir...
Que de choses peuvent arriver pendant une si
longue absence; quoique séparés l'un de l'autre,
quand vous êtes près de moi, je me sens plus de
force... je souffre avec plus de résignation...
Mais à présent qui m'inspirera du courage? Qui
deviendra l'âme de ma vie... et le soutien de mes
malheurs? O Valcour! ne me dites pas vos pres-
sentiments... de trop cruels viennent également
me déchirer... éloignons-les... partez, puisqu'il
le faut, partez, bien sûr de mon amour... je vous
suivrai... mon cœur volera sur vos traces; mes
yeux toujours fixés sur les Alpes, franchiront,
comme mes désirs, les cimes élancées vers les
nues. Quand vous arriverez sur le plus haut de
leurs sommets, vous retournerez vos regards
sur cette terre où vous aurez laissé votre Aline ;
et vous direz : Là respirent deux créatures qui
m'aiment, qui s'intéressent à moi, qui comptent
mes pas et règlent mes journées, qui désirent
avec autant d'ardeur que moi, l'instant qui doit
me réunir à elles... l'instant de ce bonheur si
doux...
Oh! mon ami, s'il était écrit dans les cieux
ET VALCOUR l6l
que nous ne dussions jamais le goûter, ce bon-
heur... si tous nos projets étaient chimériques...
aurions-nous tort de ne fixer en ce cas nos idées,
comme je vous l'ai dit quelquefois, que sur cette
félicité céleste qui ne peut échapper à la vertu?
Qu'ils sont à se plaindre, mon ami, ceux qui
n'ont pas dans leurs peines les espérances flat-
teuses de la religion, ceux qui se voyant acca-
blés par les hommes, ne peuvent pas dire au
fond de leur cœur : « Il est un Dieu juste et bon
qui me dédommagera de ce qu'on me fait souf-
frir; son sein ouvert aux malheureux, recueillera
mon âme affligée, et j'aurai sa pitié consolatrice,
pour prix des maux qu'on m'aura faits. »
Oui, j'ose le dire, la connaissance d'un Être
suprême est un des plus doux présents que nous
ayons reçus de la nature ; il n'est pas un seul
instant dans la vie, où cette idée ne soit chère et
précieuse; pas un seul, où nous n'y trouvions
un torrent de délices... Quel être assez barbare
peut donc imaginer de l'arracher aux hommes !
Le cruel ! en se privant lui-même du plus doux
espoir de la vie, n'a-t-il donc pas conçu qu'il
aiguisait le fer du tyran... qu'il armait le bras de
l'iniquité... qu'en flétrissant le prix de toutes les
vertus, il entr'ouvrait la porte à tous les vices,
et qu'il creusait enfin l'abîme où ses systèmes
allaient le plonger... Dans quelle classe est-il le
IV
IÔ2 ALINE
malheureux nous arrachant l'idée de l'Être juste
qui récompense le bien et qui punit le mal? Est-
il opulent? Domine-t-il ses semblables? Qu'il
tremble... qu'il frémisse, dès qu'il a brisé le frein
de celui qu'il veut enchaîner, ennuyé de ses fers,
révolté du joug qui l'écrase, dès qu'il n'est plus
de Dieu, que risque-t-il cet esclave infortuné?
Quels dangers court-il à plonger un poignard
dans le sein du despote orgueilleux qui veut Je
maîtriser?.. Est-il inférieur ou pauvre, ce secta-
teur impie des sombres chimères de l'athéisme ?..
Qui le secourra dans sa misère? Qui allégera
ses tourments? Qui tournera vers lui une main
compatissante, dès qu'il enlève aux hommes
l'espoir d'être récompensés du bien qu'ils auront
fait? Mais cette servitude dont il se plaint, ces
fléaux contre lesquels il se dépite, pourquoi ne
redoubleraient-ils pas, sitôt que le tyran qui les
occasionne n'a plus de vengeur à redouter ? Il
n'est donc bon à rien, ce système effrayant et
triste? Que dis-je, il est donc dangereux à toutes
les classes d'hommes, fatal à l'oppresseur, sinis-
tre à l'opprimé; le véritable philosophe ne doit
regarder le moment où il s'empare des esprits,
que comme ces années de désolation où l'air
infecté d'un venin pestilentiel, vient anéantir
sourdement les générations sur la terre.
Pardonnerez-vous, mon ami, ce petit moment
ET VALCOUR 163
de raison à votre Aline ? Je crains que vous ne
me trouviez sombre... Cette teinte lugubre éclate
malgré moi; elle noircit tout ce que je pense et
tout ce que j'imagine; je crois l'éclaircir un
instant, lorsque je vous parle, et sur les traits
que ma main trace, le chagrin coule malgré moi ;
des larmes viennent effacer mes lignes à mesure
que je les écris... Qui les fait donc couler?..
Pourquoi s'échappent-elles? Ma mère m'aime...
mon amant m'adore, je touche au moment de le
voir, et cependant je pleure... un voile épais
semble étendu sur l'avenir; mes tristes yeux ne
peuvent le percer; si mes doigts l'entr'ouvrent
un instant, tous les attributs de la mort s'offrent
à moi derrière lui.
0 mon ami!., si vous la perdiez jamais cette
Aline qui vous est si chère! quoique bien jeune
encore, si le ciel en voulait disposer!., auriez-
vous le courage de supporter cette perte!..
Trouveriez-vous dans votre âme assez de force
pour n'en pas être anéanti?.. J'exigerai de vous,
quand nous allons nous voir, que vous me
juriez, à tout événement... d'endurer ce mal-
heur avec résignation. Eh! Valcour, qui peut
répondre d'un moment de vie... frêles créa-
tures nous n'avons qu'un clin d'œil à respirer
ici; le jour qui nous voit naître, touche à celui
qui nous éteint; et cette suite d'instants rapides
164 ALINE
que rien ne fixe, que rien n'arrête, se précipite
dans l'abîme de l'éternité comme les flots du
torrent impétueux dans les plaines immenses de
l'Océan. S'ils sont si courts, ces instants où nous
respirons, s'ils sont si faciles à détruire, ils peu-
vent l'être à tout moment ; et pourquoi placer
alors son amour dans des créatures si fragiles...
Oui, mon ami, je voudrais que, pénétré de ces
raisons, vous devinssiez plutôt l'amant de cette
âme qui doit me suivre, que de ces périssables
' attraits qu'un souffle à l'instant peut flétrir. Je
vous ai bien souvent grondé de mettre trop de
prix à ces destructibles beautés, je vous en
gronde encore.
O Valcour! n'aime de moi que ce qui ne peut
te fuir; ne chéris que cette âme où la tienne doit
s'unir un jour... Crois-moi, renonce à tout le
reste avant que les hommes ou la mort ne t'y
contraignent... Sens bien la différence extrême
des deux objets que j'offre à ton amour... si tu
étais quinze ans sans me voir, je te défierais de
me peindre; et les mouvements de mon âme, les
pensées qu'elle t'exprime ne sortiront jamais de
ton souvenir : préfère donc ce que tu peux
conserver sans cesse, à ce qui fuit rapidement.
Songe qu'en m'aimant ainsi, tu me regretteras
bien moins si tu me perds. Qu'importe que ce
qui doit finir disparaisse, quand nous avons la
ET VALCOUR 165
certitude délicieuse que ce qui ne doit point
éprouver d'altération, ne saurait nous échapper
jamais. Qu'aimeras-tu de moi, je t'en prie,
quand cette masse réduite en poussière, n'offrira
plus dans le fond du cercueil, que quelques débris
d'ossements? A supposer même que ces attraits
défigurés pussent se réaliser à tes sens, ils n'y
reparaîtraient que pour ton désespoir ; tandis que
les expressions de cette âme que je veux que tu
préfères, ne viendront flotter sur la tienne que
pour l'épanouir et la vivifier.
Il y a mieux, c'est qu'il me semble que je
t'aimerais davantage, si tu consentais à ne
m'aimer qu'ainsi; j'épurerais si bien les senti-
ments de l'âme qui ferait ton bonheur, que le
culte qu'elle te rendrait alors serait absolument
semblable à celui qu'elle offre à son Dieu... Plus
de séparation... plus rien qui puisse nous trou-
bler, nous diviser ou nous éteindre, et notre
amour entier dans l'être qui ne s'anéantit jamais,
durerait autant que ce Dieu.
Je te laisse... j'ai beau quitter et reprendre la
plume... toujours imbibée malgré moi du fiel de
la mélancolie, au lieu de fortifier ton esprit, elle
l'alarme; je ne réussis pas à te consoler, et je ne
m'afflige que davantage.
LETTRE LXIV.
LE PRESIDENT DE BLAMONT A DOLBOURG.
Paris, ce 2g mars.
... le croiras-tu?
elle tremble au
ÇV-4£TdL faut que je te voie
S^à^p* Cette Augustine...
Jéj^Dr» moment d'agir. . . Ne dirait-on pas qu'on
exige d'elle des choses extraordinaires!.. Je lui
croyais de l'esprit... elle n'en a pas... c'est une
imbécile... On a bien raison de dire, que quand
il s'agit de grandes choses, il ne faut se confier
qu'à de grandes têtes : elle voudrait que je vinsse
à Versailles... elle agirait, dit-elle, en ma pré-
sence, avec plus de courage... La sotte créature!
tu sens, comme moi la nécessité de remettre ce
faible esprit. Il faut que tu me donnes à souper
avec elle, dans ta petite maison du faubourg,
pas plus tard que demain au soir, puisqu'on part
ALINE ET VALCOUR I 67
le jour d'après, et là nous triompherons, j'espère,
de ses sots scrupules. J'ai quelquefois vu la tète
étroite d'une femme avoir besoin d'être allumée
par le tempérament pour l'exécution de ces
sortes de choses. Il est inouï ce qu'on obtient
d'elles dans ces moments d'ivresse ; leur âme
plus près de l'état de méchanceté pour lequel
les a créées la nature, accepte alors plus facile-
ment toutes les horreurs qu'on peut avoir besoin
de leur proposer. Je conçois bien que ni toi, ni
moi n'irons nous charger de cette besogne de
crocheteurs : nos principes en volupté, nos âges,
notre manière d'être, en un mot, tout cela ne
s'arrange pas avec les exigences outrées d'une
fille de dix-huit ans à laquelle il faut tourner la
tête... Mais j'ai un valet de chambre unique pour
ces sortes de joutes... Il agira sur le physique
sans se douter de rien, et nous... la recevant de
sa main toute embrasée, nous travaillerons alors
le moral avec fruit.
Il n'y a rien de pis que ces sortes d'oscilla-
tions; voilà pourtant à quoi il faut s'attendre,
toutes les fois qu'on emploie le sexe en pareil
cas. Naturellement timide, l'esprit chez lui n'est
jamais que le résultat des syncopes du cœur ? Il
y a bien longtemps que je dis que les femmes ne
sont bonnes qu'au lit, et encore... hors de là il
ne faut y compter pour rien.
168 ALINE
Fausses ou faibles, perfides ou nonchalan-
tes, si malheureusement on les charge d'un
projet... elles le font avorter par mollesse, ou
le trahissent par méchanceté: et c'est sûrement
d'elles que Machiavel a dit, ou qu'il ne fallait
jamais les avoir pour complices, ou qu'il était
urgent de s'en défaire aussitôt qu'elles avaient
agi *. Je suis désolé que nous n'ayons pas chargé
de la besogne ce vieux coquin d'aumônier qui
m'a servi pendant trois ans... Entreprenant...
fourbe... adroit... hypocrite... il aurait mis dans
l'opération autant de vigueur que de fausseté.
Je n'ai jamais rien vu de sûr, comme les prin-
cipes de ce drôle-là. Je dois à lui seul plus
d'aventures qu'il n'en faudrait à moi juge... pour
envoyer trente coquins à l'échafaud. Tu le sais,
mon cher, grande différence, chez nous, entre
ce que nous sommes obligés de défendre, et ce
que nous nous amusons à faire. Cette équité
dont nous nous parons, n'est plus au feu de nos
bouillants transports, que comme la cire aux
brûlants rayons du soleil; mais il n'en faut pas
moins blâmer ce que nous adoptons, punir ce
que nous chérissons; ce n'est qu'en affichant
avec scrupule cette rigidité de mœurs pour
* Le président arrange ici, pour les femmes seulement, une opi-
minable, avancée dans le Prince de Machiavel génér
pour tous les complices.
ET VALCOUR 169
autrui, que nous parvenons à couvrir avec art
toute la dépravation des nôtres. Dans le fait il
ne s'agit que d'en imposer, dès que nous ne le
pouvons par nos vertus, que ce soit au moins par
nos rigueurs.
Je suis désespéré qu'on ait manqué ce Val-
cour... Des coquins, bien adroits pourtant, capa-
bles de mille autres gentillesses... que je faisais
absoudre aux conditions de celle-là... Les imbé-
ciles... Quoi qu'il en soit, nous en voilà débar-
rassés, il aura eu une peur effroyable, et n'osera
sûrement plus reparaître avant que tout ceci ne
soit décidé.
Je ne te verrai point ce soir... c'est le jour
destiné aux adieux de l'hymen, et tu sens bien
pourquoi je veux qu'ils soient tendres... Quand
on se quitte... pour un certain temps... c'est une
plaisante idée que celle-là! j'ai été ravi de la
concevoir.
On est quelquefois bien aise de tâter jus-
qu'où peut aller son âme ; tu n'imaginerais pas
comme je suis content de la mienne, je n'y sens
plus... surtout ceci... qu'une sorte d'émotion qui
pourrait bien n'être pas sans plaisir... La drôle
de chose que l'analyse du coeur humain; je suis
•parfaitement sûr à présent, qu'on en fait tout ce
qu'on veut; facile à recevoir les impressions de
la tête, il n'adopte bientôt plus que ses mouve-
170 ALINE
ments, et l'on se gangrène ainsi voluptueuse-
ment d'un bout à l'autre, sans que rien s'oppose
à la circulation du venin.
Pressons-nous... je te le dis... tous les retards
pourraient nous devenir funestes : je me méfie
de la présidente, et malgré les clauses signées,
je gagerais qu'elle agit sous main avec son ado-
rable protecteur... ce charmant comte... Il pré-
tendait m'étourdir l'autre jour. Rien ne m'amuse
comme ces êtres débonnaires qui croient en
imposer à des scélérats de profession comme
nous. A les entendre, l'ascendant de la vertu
nous écrase ; mais si cette vertu est une chi-
mère, si nous ne la voyons jamais que comme
telle, le choc alors n'est plus très dangereux.
Adieu, tendre et délicat époux ! il me semble
te voir déjà dans les bras de l'hymen, ravissant
des baisers... peut-être inondés de larmes, les
premiers jours, mais qui, bientôt séchées par
l'ardeur de ta flamme, perdront sous le délire
des tiens, toute l'âcreté de la résistance.
Mais point de jalousie, je t'en conjure : il faut
renoncer à cette extravagance qui nous empê-
chait autrefois de mêler nos plaisirs comme nos
maîtresses. Souviens-toi qu'une des clauses du
contrat est, que je prête sans céder... Tu me
dois bien au moins cela pour les soins que je
mets depuis si longtemps à l'accomplissement
ET VALCOUR 171
de tes désirs. Tu n'imagines pas, mon ami,
l'envie que j'ai de posséder cette chère Aline : je
lui crois des détails d'un piquant... qu'elle doit
être délicieuse à saisir dans les pleurs... Sophie
était bien, mais Aline... et puis nous n'irons
jamais aussi loin avec celle-ci qu'avec l'autre...
Il est une sorte de ménagement qu'on doit à la
vertu... au sang... Cependant ne jurons de rien,
car les effets de l'égarement, dans des têtes
comme les nôtres, sont, tu le sais, incalculables.
LETTRE LXV.
VALCOUR A DÉTERVILLE.
Dijon, ce 20 avril.
2,<^jV$ 'arrive ici pour en partir demain ; peut-
7^'q^C être me serais-je rendu tout de suite en
l^^QjZ oavoie, si ma santé me 1 eut permis;
mais j'ai besoin de quelques jours de repos.
Oh! mon cher Déterville, quelle funeste sépa-
ration!.. L'horreur qui l'accompagna, mes bles-
sures mal guéries... l'affreuse agitation de mon
âme... d'horribles pressentiments, fruits des
détails de ces cruels adieux... Tout... tout, mon
ami, me met hors d'état de poursuivre; et il
faut, avant d'aller plus loin, que je dépose un
moment dans ton cœur, le chagrin dévorant qui
tourmente le mien.
Écoute les circonstances lusrubres de cette
ALINE ET VALCOUR 173
dernière entrevue ; et dis si tu n'y vois pas,
comme moi, l'arrêt du Ciel écrit en traits de
sang.
Après t'avoir embrassé le huit au soir, pour
mieux déguiser encore mon départ de Paris, je
résolus d'en sortir dans l'habillement de chas-
seur qui m'était enjoint pour le rendez-vous. Ce
fut donc en cet état que je voyageai, seul, et à
pied, jusqu'à Orléans, tandis que mon laquais,
escortant mes malles, allait m'attendre à Mon-
targis; peu au fait de la route qu'il fallait suivre
pour gagner d'Orléans le village indiqué, m'ima-
ginant néanmoins avoir plus de temps qu'il n'en
fallait pour m'y trouver à l'heure prescrite, je
partis de la ville le quinze, à environ sept heures
du matin... Mais quelle fut ma surprise, lors-
qu'après avoir marché dans la forêt jusqu'à près
de midi... m'informant d'un bûcheron si j'étais
loin de Vertfeuille, on me répondit qu'on ne
connaissait point d'endroit de ce nom...
Oh ciel ! me dis-je, elles vont m'attendre... Ne
me voyant point, leur inquiétude sera terrible;
et me voilà moi-même absorbé de toute celle
que leurs âmes sensibles vont daigner prendre
pour moi... Que devenir dans cette fatale cir-
constance? Point de maison à plus de trois lieues
où je pusse prendre le plusfaible renseignement. . .
au centre d'une forêt, dans un pays que je
174 ALINE
ne connaissais point... Un moment je voulus
retourner à la ville... l'instant d'après, cette idée
s'évanouissait par l'espoir de rencontrer quel-
qu'un de plus instruit. Dans cette cruelle alter-
native, je priai le paysan que je venais d'inter-
roger de me conduire à la plus proche maison.
— Je m'en garderai bien , me répondit-il...
Vous êtes braconnier n'est-ce pas? Et la maison
où vous voulez que je vous mène, est remplie de
gardes qui ne vous feraient aucune grâce; je ne
serai point l'auteur de votre perte... Éloignez-
vous plutôt, c'est ce que vous avez de mieux à
faire.
Je vis alors que ce déguisement, qui n'avait
nul danger dans les environs de Vertfeuille, en
avait quelqu'un dans une position différente, et
surtout avec l'impossibilité de se nommer. Je
pris donc congé de mon homme et fis encore
quatre lieues, m'orientant comme je le pouvais,
sans rencontrer personne, lorsque tout à coup
le temps s'obscurcit. N'apercevant rien aux envi-
rons, et voyageant toujours au hasard dans les
routes écartées de ce bois, je n'eus d'autre parti
à prendre pour découvrir d'un peu loin, que de
gravir un arbre, et d'observer de son sommet s'il
ne se présentait nul asile... Je n'en vis point...
Cependant mes forces s'épuisaient... l'agitation
cruelle de mon âme m'empêchait d'éprouver la
ET VALCOUR 175
faim, mais j'étais anéanti de fatigue. Je sentis
bien qu'il me devenait impossible d'aller plus
loin, et ne voulant point coucher sur la route, je
m'enfonçai dans l'épaisseur du bois... à peine y
suis-je que la nuit la plus sombre étend ses voiles
sur toutes les parties de la forêt; peu à peu la
voûte de l'atmosphère se couvre de nuages qui
augmentent l'effroi de l'obscurité ; quoique la
saison fût peu avancée, des éclairs sillonnant la
nue, m'annoncent un orage affreux; les vents
sifflent... leurs prodigieux efforts brisent les
arbres autour de moi... le feu céleste éclate de
toutes parts... vingt fois il tombe à mes côtés...
vingt fois je me crois assez heureux pour toucher
à ma dernière heure, quand tout à coup le son
d'une infinité de cloches lugubres vient prêter à
cette scène douloureuse toute l'horreur dont elle
est susceptible. De noires chimères achèvent
d'égarer ma raison... ce déchaînement de toute
la nature... ce silence épouvantable qui n'est
troublé que par le mugissement des airs, par les
éclats de la foudre, et par ce bruit majestueux
de l'airain, tristement élancé vers le ciel, me fait
craindre que je ne sois pas le seul que menace en
ce jour la colère de Dieu...
Infortunée ! m'écriai-je...elle est morte; et ces
sinistres devoirs, dont les accents plaintifs vien-
nent frapper mon oreille, n'ont pour objet que
176 ALINE
mon Aline... Mille fantômes semblent alors vol-
tiger près de moi... je crois distinguer parmi eux
l'ombre chérie que j'idolâtre, et lorsque je veux
me précipiter vers elle, un torrent de flammes
l'enveloppe et la fait disparaître à mes yeux...
Je me roule à terre, je désire que ce sol inondé
que je presse, s'entr'ouvre pour me recevoir; et
ma raison m'abandonnant tout à fait, je demeure
le reste de la nuit dans cette attitude de la dou-
leur et du désespoir.
Les vents se calment enfin, l'étoile brille... le
ciel s'éclaircit... et mon âme, qui vient d'être le
jouet des éléments mutinés, comme les chênes
qui m'environnent, ose se rouvrir à l'espérance,
comme leurs rameaux courbés sous l'aquilon
impétueux, se redéveloppent, avec majesté dans
les airs.
Je me remets en route, avec le seul projet de
retourner à la ville... J'y fus rendu le seize, à six
heures du matin; et m'étant un peu reposé, j'en
repartis à huit, précédé d'un guide qui se char-
gea de me conduire en moins de cinq heures au
village du Haut-Chêne.
J'y arrivai, en effet, sans accident; et ne vou-
lant pas que cet homme fût témoin de ce que
j'allais y faire, je le congédiai sitôt qu'il m'eut
montré le hameau.
— Oh! monsieur, médit la mère de Colette, dès
ET VALCOUR 177
qu'elle me vit entrer chez elle, avec quelle impa-
tience ces dames vous ont attendu hier. Vous
leur avez donné bien de l'inquiétude : elles ne
sont sorties qu'à la nuit tout en pleurs: et je suis
bien sûre qu'elles n'auront pas été retirées avant
l'orage...
Pars, pars, Colette, ajouta-t-elle en s'adres-
sant à sa fille ; va tôt les avertir, mon enfant; tu
sais comme elles nous l'ont recommandé; quitte
tes sabots pour aller plus vite... et vous, brave
homme, reposez-vous pendant ce temps...
Hélas! continuait cette bonne femme, en m'of-
frant tout ce qu'elle avait chez elle, nous som-
més bien pauvres, monsieur, et nous ne vous
présenterons pas grand'chose, mais ce sera de
bon cœur. Ah ! sans les charités de madame et
de mademoiselle, il y aurait peut-être bien long-
temps que nous ne serions plus de ce monde, ni
mon enfant, ni moi, mais ce sont de si bonnes
âmes, monsieur; il y en a qui attendent que les
malheureux viennent les trouver pour les se-
courir; mais celles-ci les cherchent : elles ne
vivraient point si elles ne les soulageaient pas...
Aussi, il faut voir comme nous les aimons : si
elles avaient besoin de notre sang, nous le ver-
serions tout à l'heure goutte à goutte, et nous
croirions encore n'avoir rien fait.
Mon cœur s'épanouissait en écoutant de tels
iv îa
178 ALIXE
récits... de douces larmes remplissaient mes
yeux... Est-il une félicité plus vive que celle
d'entendre louer ce qu'on aime !
Enfin Colette revint essouflée ; elle avait fait
ses quatre lieues toujours en courant, et n'avait
pas mis deux heures à les faire.
— Elles me suivent, dit cette pauvre enfant
toute en sueur... elles me suivent, monsieur;
allez, je leur ai bien fait du plaisir.
Ma mère, ajouta-t-elle, en se jetant au cou de
la vieille, ça les a rendues si aises, que madame a
dit qu'elle allait me donner les dix moutons qu'il
me faut pour épouser Colas, je l'épouserai ma
mère, je l'épouserai, n'est-ce pas?..
Et ne pouvant tenir à l'innocente joie de cette
petite fille :
• — Oui, oui, vous l'épouserez mon enfant, lui
dis-je , voilà dix louis, c'est tout ce que j'ai
maintenant, recevez-les pour le bouquet de
noces, il est juste que je partage la reconnais-
sance d'un service qui m'est bien plus précieux
encore qu'aux amies que vous m'annoncez...
A peine avais-je dit, que ces dames entrè-
rent...
Madame de Blamont se jeta la première dans
mes bras et mon Aline en larmes lui succéda
bien promptement. Après avoir pressé sur mon
cœur ces personnes si chères, après les avoir
ET VALCOUR 179
accablées l'une et l'autre de ces délicieuses cares-
ses que l'âme prodigue et que l'esprit ne peint
point, la conversation devint plus réglée... nous
nous assîmes... Cette respectable mère me donna
les conseils les plus sages et les meilleurs...
elle me fit part de ses espérances, de ses projets
pour les réaliser; elle me dit tout ce qu'elle avait
fait... les lueurs qu'elle apercevait encore... les
moyens à prendre pour réussir... en un mot, à
l'en croire, je dois regarder mon bonheur comme
sûr cet automne... Elle m'ordonna de revenir à
cette époque... Notre commerce de lettres s'ar-
rangea, nous le réglâmes sur la carte même, en
raison des différentes villes où je devais passer...
toutes deux me firent promettre d'être exact
dans mes réponses... Je voulus un instant parler
à madame de Blamont de mes craintes sur
l'intérêt qu'elle voulait bien prendre à moi, cela
ne pouvait-il pas la plonger dans de nouveaux
malheurs... Que n'y avait-il pas à redouter
d'un époux furieux, toujours tellement déchaîné
contre mes sentiments pour sa fille? Et je lui
peignis de la plus vive manière combien j'étais
sensible à tous les maux qu'elle éprouvait pour
moi. Elle tourna vers les miens ses beaux yeux
mouillés de larmes...
— Eh ! qu'importe, mon ami, me dit-elle, qu'im-
porte d'être un peu plus, un peu moins malheu-
iSo ALINE
reuse? je la serais tout de même sans vous : j'ai
du moins pour consolation de l'être en vous ser-
vant...
Une de ses mains pressa la mienne à ces
mots, et ma bouche s'imprimant sur cette main
chérie, y grava les baisers de l'amitié et de la
reconnaissance la plus vive...
— Mon ami, me dit Aline en m'attirant vers
elle, vous me promettez de m'écrire... vous me
jurez bien d'être exact?
— Oh ciel! pouvez-vous en douter?..
— Eh bien ! continua cette fille adorée, en me
remettant un portefeuille superbe... tenez, je
veux que ceci ne soit destiné que pour mes let-
tres... je vous défends de l'employer à d'autre
usage...
Je saisis ce meuble précieux... je le baise...
je le dévore... un ressort part, et le portrait de
mon Aline vient enivrer à la fois et mon âme et
mes yeux. Au bas de ce portrait chéri, son sang...
le sang de la divinité que j'idolâtre avait tracé
deux lignes, qui s'imprimèrent aussitôt dans
mon âme; c'est d'après elle, c'est d'après ce sanc-
tuaire où règne à jamais son image, que je vais
les offrir à tes yeux : « Pensez toujours à moi, et
que cette idée soit la base de toutes vos actions. »
Les voilà ces lignes chéries, les voilà, Déterville:
puisse me réduire en poudre la mainderÉternel,
ET VALCOUR l8l
au moment où ce qu'elles contiennent ne fera
pas la loi de ma vie.
— Le sang dont je me suis servie pour écrire
ces mots est pris de là, me dit Aline, en pressant
ma main sur son cœur, ce sont les expressions
de ce cœur qui vous adore, gravées par le sang
qui l'agite... Que tout cela vous soit cher, mon
ami, et n'oubliez pas une malheureuse fille qui
vous fait serment aux pieds de sa mère de ne
jamais vivre que pour vous...
Elle s'y met en disant ces mots : et cette
mère respectable, aussi émue que ceux qui
l'entouraient... prit la main de sa fille, la mit
dans la mienne... et me dit :
— Oui, Valcour... elle est à vous, je prends
le ciel à témoin que mon consentement ne se
donnera jamais à d'autre.
Je me jette aussitôt dans les bras de ces deux
chères amies, et mon silence ici plus éloquent
que mes paroles, les convainc que mon âme
enflammée se réunit à la leur pour y rester en
dépôt jusqu'au dernier jour de ma vie.
Cependant la nuit s'approchait... il s'agissait
de la séparation; madame de Blamont croit avoir
la force d'en marquer le moment, elle se lève
sans me regarder... sa fille l'entend... elle veut
en faire de même... ses genoux fléchissent et elle
retombe en larmes sur sa chaise... alors madame
I 8 2 ALÏNE
de Blamont lui dit avec une fermeté noble :
— Je perds un ami comme vous, ma fille...
L'espérance de le revoir me soutient, et j'ai le
courage de m'en séparer.
Mais Aline n'écoutait plus rien, elle était
étendue dans mes bras; elle mêlait ses larmes
aux miennes, et l'on n'entendait plus d'elle que
les cris amers de la douleur et les sanglots du
désespoir!..
Madame de Blamont se rasseoit... elle prend
une main de sa fille et la baise avec transport ;
cette vive caresse produit à l'instant dans lame
d'Aline, la diversion qu'a prévue cette femme
spirituelle et sensible... Elle se retourne vers sa
mère... elle se cache dans son sein, elle y répand
un nouveau torrent de larmes... et madame de
Blamont se relevant aussitôt... l'emportant pour
ainsi dire dans ses bras, essaye de lui faire fran-
chir le seuil de la porte, et pendant ce temps,
sur un signe, je disparais dans une autre cham-
bre... élan sacré d'une âme impétueuse... pres-
sentiment cruel qui remplit encore la mienne de
trouble et d'effroi... Cette chère fille se retourne
vers la place qu'elle quitte, et où elle me croit
encore... ne m'y voyant plus, elle se débarrasse
des bras de sa mère, franchit d'un trait l'inter-
valle qui nous sépare, arrive comme l'éclair
dans la chambre où je la fuis et y tombe à mes
ET VALCOUR 183
pieds, sans mouvement... C'est alors où mon
cœur éclate... où nulle considération n'en peut
calmer l'effervescence...
Je me précipite sur cette chère amie, je la
presse sur mon sein... nos corps enlacés comme
nos âmes, semblent ne plus faire qu'une masse
qu'aucun effort ne saurait désunir, et ma raison
ne revient enfin, que par le désir de rendre à la
vie celle qui déchire la mienne... celle qui sus-
pend à la fois par la douleur toutes les facultés
de mon existence.
— Fuyez, me dit madame de Blamont, en fai-
sant étendre sa malheureuse fille sur un lit...
fuyez, il vaut mieux qu'en revenant à elle, elle
ne vous trouve plus sous ses regards... Allez,
divin ami, continua-t-elle, en me tendant les
mains... souvenez-vous de cette scène, rappelez-
vous combien vous êtes aimé, et, si vous croyez
que ma fille me soit chère, persuadez-vous... ou
qu'on m'arrachera le jour, ou qu'elle ne sera
jamais qu'à vous.
Et m'étant prosterné sur cette main chérie,
l'ayant arrosée des larmes de ma reconnaissance
et de ma tendresse, j'ose élever encore une fois
les yeux sur l'idole adorée de mon cœur; je lui
adresse, sans en être entendu, les dernières
expressions de mon amour, et m'élance dans la
forêt, avec le dessein de gagner Orléans le même
1S4 ALI.N'E
soir... Elles m'apprendront, j'espère, les suites de
cette triste séparation ; je t'implore pour l'obtenir
d'elles, avec les plus grands détails... Finissons
ceux qui me regardent.
Je n'eus pas fait deux lieues, que la nuit qui
tomba tout à coup me fit craindre de m'égare:-
comme la veille : l'état dans lequel j'étais d'ail-
leurs, ne permettant pas même à mon esprit la
possibilité de me conduire, je résolus d'attendre
au pied d'un arbre que l'astre, en venant conso-
ler la terre, ramenât, s'il était possible, un peu de
calme au fond de mon cœur agité. Je m'étendis
au pied d'un chêne antique, et m'abîmant dans
mes idées, me livrant à la sombre mélancolie
qui semblait appesantir à la fois tous mes sens ,
je trouvai par la violence même de mes chagrins
la possibilité d'un instant de repos... que n'eût
pas obtenu mon âme dans un état, ou moins
anéantie, la douleur l'eut pressée avec moins de
force.
Je m'endormis... A peine le fus-je, qu'un fan-
tôme effroyable apparut aussitôt à mes sens
enchaînés... Je le vois encore... J'écris que je
rêvais... mais je n'oserais pas l'affirmer...
l'impression fut trop vive... Non, mon ami, je
ne rêvais pas... Je l'ai vu ce fantôme... il était
vêtu de noir... il avait une figure que je pein-
drais sans doutc.il avait celle du père d'Aline...
t&H
ET VALCOUR l8<
il tenait à la main... pardonne mon désordre...
il tenait par les cheveux la tête de cette fille
chérie... il la secouait sur mon sein... il mêlait
les flots de sang qui en découlaient à ceux qui
jaillissaient de mes bressures réouvertes... et il
me disait en m'offrant cet épouvantable specta-
cle... oui, mon ami, il me le disait... ses paroles
ont frappé mon oreille, je ne dormais point... il
me disait le cruel :
— ■ Voilà celle que tu veux épouser... frémis,
tu ne la reverras plus.
J'ai jeté mes bras vers ce fantôme, j'ai voulu
lui ravir cette tête précieuse et la porter san-
glante sur mes lèvres, mais je n'ai pu saisir
qu'une ombre : tout a disparu dans l'instant, il
n'est plus resté de réel que la terreur et le déses-
poir.
Je me suis levé dans une mortelle agitation...
j'ai poursuivi ma route au hasard. Différentes
ombres gigantesques, produites par les reflets de
la lune sur les arbres qui m'environnaient, sem-
blaient prêter encore plus de réalité à la vision
lugubre que je venais d'avoir. En ce moment
cruel, j'aurais donné ma vie pour entendre
encore une seule parole de mon Aline, pour
fixer un instant ses regards. A la fois ému par
mille pensées différentes... en proie tour à tour
à mille tourments divers ; tantôt je voulais revo-
lS6 ALINE ET VALCOUR
1er sur mes pas, tantôt je voulais terminer mes
jours, pour ne pas survivre au moins à celle que
mon imagination venait de me faire voir expi-
rée... Enfin le soleil se leva, et mieux conduit
par le hasard que par l'incertitude de mes pas
chancelants, je rentrai dans la ville, dont je
repartis au bout de quelques heures pour joindre
mon domestique à Auxerre, et gagner, comme
je le pourrais, Dijon d'où je t'écris... que je
quitterai bientôt également pour sortir enfin de
France, et mériter par l'exacte exécution des
ordres qui me sont donnés, l'estime et la
confiance des deux sincères'amies qui ont bien
voulu me les prescrire. Adieu, voilà une lettre
bien longue et des détails bien déchirants, mais
on calme ses maux en les versant dans le sein
d'un ami. Presse-toi d'aller voir ces deux objets
de ma tendresse; instruis-moi de leur sort...
entretiens-les de moi... rapporte-moi jusqu'à
leurs moindres pensées, et songe que les véri-
tables soins de l'amitié sont de servir l'amour au
désespoir.
^ry?* <~y>. cy<s /<n<7~*,*rx~&/~, ^ A^. oTt^*
LETTRE LXVI.
ALINE A VALCOUR
Vertfeuille, ce 22 avril.
-^ÇJourquoi faut-il que la première lettre
ho que je vous écris depuis votre départ,
l soit tracée d'une main tremblante ?
Eh quoi! jamais les expressions de mon cœur
ne vous parviendront que par des sanglots;
ce seront toujours des flots de larmes qui les
feront arriver à vous; mais prenons ces détails
de l'instant fatal où vous vous arrachâtes de vos
malheureuses amies. L'état affreux dans lequel
j'étais, engagea ma mère à coucher dans la mai-
son de Colette; elle y passa la nuit près de moi;
nous l'envoyâmes dire au château pour qu'on ne
" Toutes les suivantes à commencer par celle-ci furent adressées à
Chambéry, où il était convenu que Valcour devait être pour lor3.
l88 ALINE
fût pas inquiet et y revînmes dîner le lende-
main... Cette protégée de mon père, cette Augus-
tine dont je vous ai quelquefois parlé, parut la
plus surprise de cette légère absence, et nous ne
pûmes nous empêcher de remarquer, ma mère et
moi, qu'il entrait dans ses questions infiniment
plus de curiosité que d'intérêt... Nous ne dou-
tâmes pas de ce moment qu'elle ne fût ici la
surveillante que le président a placée près de
nous... Nous la garderons pourtant, ma mère
veut être fidèle aux conventions... mais nous
saurons nous en méfier... Je ne sais... depuis
que nous sommes ici... je trouve à cette créature
quelque chose d'égaré dans les yeux... elle les a
superbes, et cependant ils effrayent. Elle avait
autrefois delà candeur... une sorte de décence
et d'honnêteté dans le maintien qui relevaient
l'éclat de ses attraits... tout cela n'est plus
aujourd'hui que de la fierté, de Tindécence et de
l'immodestie...
Oh! comme le vice enlaidit : cette malheureuse
était belle étant sage... elle a toujours la même
figure, et l'on ne la voit plus sans dégoût... Voilà
donc l'ouvrage de la séduction... de la débauche ;
et le caractère du crime est tellement ennemi de
la nature, que partout où s'impriment les traits
odieux de l'un, tous les agréments de l'autre,
ou disparaissent ou se flétrissent.
ET VALCOUR l8g
Tout futtranquille jusqu'au dix-huit. Ce jour-là,
vers trois heures, ma mère se trouva indisposée...
le lendemain elle eut de la fièvre, accompagnée
de maux de tête, de pesanteur, et d'un peu d'irri-
tation dans les^entrailles.
Le vingt -neuf, elle se trouva mieux, son
médecin dit que ce n'était rien; ne trouvant
aucune espèce de danger, il ne prescrivit que
les remèdes analogues à un peu de plénitude,
et partit. Tout le vingt et un, le calme se
soutint... aujourd'hui les douleurs se renou-
vellent, quoiqu'elle ait observé le plus grand
régime... la fièvre est plus forte que le premier
jour... les maux de tête plus aigus, et les dou-
leurs d'entrailles plus vives. Nous attendons le
médecin... mais l'heure du courrier m'obligera
de faire partir ma lettre avant que je ne puisse
vous mander le résultat de sa visite.
On lui a remis tantôt un billet fort tendre de
mon père... il vient, dit-il, d'apprendre son état...
son inquiétude est extrême ; sans la crainte de
déranger les conventions, il volerait à elle... Il
lui demande dans ce moment-ci la permission
de n'écouter que son cœur. J'ai répondu, au nom
de ma mère, qu'il était le maître de faire ce qu'il
voudrait, mais qu'elle supposait son indisposi-
tion trop légère pour que cela valût la peine de
lui faire faire un vovage.
IQO ALIXE
O Valcour! dans quel trouble est votre Aline !
concevez-vous le tourment qui l'agite?., suppo-
sez-vous l'état de son âme? Rien ne m'annonce
heureusement encore le revers dont je tremble,
mais s'il arrivait ce revers effrayant ! si j'allais
perdre cette tendre amie!., si la main du ciel
allait briser les plus doux noeuds de ma vie! Vous
allez me gronder... je le mérite... vous allez
me dire que mon imagination toujours sombre,
vole au-devant des malheurs et les réalise à
plaisir.
Eh bien ! pensez ce qu'il vous plaira, mais je
ne suis pas à moi en écrivant ces lignes, un fré-
missement involontaire conduit les mots que ma
main grave... il me les dicte ou les suspend...
Mon ami, croyez-vous que je puisse survivre
à celle dont j'ai reçu le jour?.. Vous qui savez
combien je l'aime, le supposez-vous un instant?..
Dès que par cette perte affreuse je perdrais à la
fois et l'espoir de lui consacrer ma vie, et celui
de la passer avec vous... vous imaginez que...
Oh! non, non, soyez sûr, je vous en fais ici le
serment; non je ne lui survivrais pas une
minute... j'aurais bientôt tranché le cours d'une
vie qui ne m'offrirait plus que des douleurs.
Je suis bien loin de croire, ô mon ami ! qu'il
y ait du mal à finir ses jours quand ils ne peu-
vent servir ni à notre bonheur ni à celui des
ET VALCOUR ICI
autres... Ah! la vie n'est pas un fardeau qu'il
nous faille traîner malgré nous!.. Cette âme...
image de Dieu qui l'a créée, un peu plus tôt déga-
gée de ses liens, n'en revolera pas moins pure
dans le sein de son père. Si ce n 'est que pour
languir que ces âmes sont quelques instants
enfermées dans nos corps, si leur véritable des-
tination est près de Dieu dont elles émanent,
pourquoi ne pas les y réunir? L'envie de se
rejoindre à son auteur peut-elle donc jamais
être un crime? C'est l'être qui croit que tout périt
avec lui... dont la faible imagination ne peut
s'élever au sublime dogme de l'immortalité de
l'âme, qui doit craindre la mort et frémir de se
la donner; mais celui qui ne voit l'enveloppe
grossière qui captive cette brillante portion de
son Dieu, que comme une prison où rien ne
l'oblige à s'arrêter, peut en détruire les liens
quand on les lui rend trop aigus... Celui qui ne
voit cette vie que comme un passage, peut se
détourner vers l'hospice, quand on sème sa route
d'épines... Quelle atteinte reçoit-elle donc alors
cette âme immortelle?.. Les coups qui la déga-
gent peuvent-ils donc l'atteindre? Ils désorga-
nisent un peu de matière, dont la forme est égale
à la nature; et qu'importe que les éléments qui
nous composent existent de telle ou telle
manière ? Il n'est pas en nous de les détruire;
IÇ2 ALINE
nous n'anéantissons rien en nous donnant la
mort, nous ne faisons que varier des modifica-
tions, et ce droit qui nous est donné par la nature
ne contrarie aucune de ses lois, puisqu'il n'enlève
rien à ses bases... à ces éléments indestructibles
qu'elle-même varie chaque jour sous mille for-
mes différentes.
Mais supposons un moment que je fusse dans
une telle situation, qu'il me devînt impossible
de vivre sans être cause d'une foule de crimes,
et sans pouvoir éviter d'être contrainte à en
commettre moi-même. Croyez-vous, mon ami,
que cet état perpétuel de désordre et de déses-
poir n'irriterait pas bien plus la divinité que
le léger mal que je ferais en me donnant la
mort? Et dans toutes les suppositions possibles...
un crime, si vous voulez que cela en soit un,
n'est-il pas préférable à deux cents? Mais si je
n'en fais pas un en me tuant... si je suis ferme-
ment convaincue qu'il doit m'être permis de
briser mes fers quand ils me gênent, alors
l'action qui me soustrait à des millions de crimes
certains, n'est-elle pas louable au contraire ? Xe
me devient-elle pas un titre aux bontés de l'Éter-
nel? Eh! notre existence est-elle donc si pré-
cieuse, pour qu'une créature de plus ou de moins
dans l'univers puisse être regardée comme quel-
que chose de bien important!
ET VALCOUR 193
Quoi, ce sera au nom d'un Dieu de paix,
qu'un général d'armée pourra sacrifier vingt
mille hommes en un jour; il reviendra de ce
carnage couvert d'honneurs et de lauriers, et ce
seront des flétrissures et des opprobres que vous
apprêterez au malheureux qui ne faisant tort qu'à
lui-même... qui pressé de jouir de la lumière
céleste... qui jaloux de quitter promptement le
séjour de la fausseté, de l'égoïsme, du liberti-
nage et du crime, aura détruit sa fragile exis-
tence pour revoler plus tôt vers son Dieu ! A qui
donc appartiendra ma vie, si ce n'est à moi?
Qui donc en pourra disposer, si ce n'est moi?
Si cette vie est est un don de Dieu, il ne peut
exiger que je regarde ou respecte ce don, comme
convenable à moi, que tant que rien ne peut
m'empêcher de voir ainsi; mais quand ce bien-
fait devient onéreux, quand il pèse au lieu de me
servir, je puis le rendre sans crainte à celui de
qui je l'ai reçu. Je suis une ingrate, sans doute,
si voulant jouir de ce bienfait, je souille de cri-
mes cette carrière qu'il ne m'est permis de sui-
vre que pour glorifier celui qui m'y place; mais
si c'est au contraire la crainte d'être exposée à
en commettre, qui m'oblige à rendre le don que
je profanerais en le gardant, je ne fais assuré-
ment aucun mal à m'en défaire.
Mon ami ! pardon de ces idées... une puissance
iv 13
IQ4 ALINE ET VALCOUR
plus forte que moi me les inspire... Si cette voix
qui me les dicte allait m'obliger à les suivre... si
j'allais vous laisser sur la terre!., si vous alliez
perdre celle que vous avez tant aimée ! chéririez-
vous toujours sa mémoire?., vous occuperiez-
vous de cette tendre Aline? Vivrait-elle toujours
clans votre pensée ? Serait-elle sans cesse l'âme
de votre vie... l'élément de votre existence?..
O! mon cher Valcour, s'il daigne m'écouter ce
Dieu que j'implore... je lui demanderai pour
grâce, que le souffle qui anima jadis le corps de
celle que vous aimiez, puisse venir quelquefois
agiter le vôtre; et si j'obtiens cette faveur,
observez les jours où vous m'aimerez le mieux...
remarquez ceux où je vous semblerai plus pré-
sente... ces jours-là mon ami seront ceux où
l'âme de votre Aline aura obtenu de revivre en
vous, où vous ne serez plus animé que par elle...
Ma mère sonne... j'avais profité d'un instant
de repos pour vous écrire... Elle s'éveille...
Dieu! elle est plus mal que jamais; des frissons...
des vomissements... Infortunée que je suis...
plus rien d'obscur pour moi dans l'avenir... il est
brisé ce voile affreux qui séparait ma vie ; toutes
les horreurs que j'entrevoyais au delà, s'avan-
cent à moi sous la faux de la mort... l'ange des
ténèbres entr'ouvre le cercueil, et votre malheu-
reuse Aline n'a plus qu'un pas pour y descendre.
LETTRE LXVIL
DÉTERVILLE A VALCOUR *.
Vertfcuille, ce 6 mai.
ils ne sont plus ces jours heureux où ma
main, occupée à te transmettre des faits
JÊjkzk intéressants, passait les jours entiers à
dissiper tes peines, en t'amusant des mêmes
récits qui charmaient les objets de ta tendresse;
vois maintenant les traits de cette plume funè-
bre, comme autant de serpents cruels qui vont
déchirer ton cœur; frémis en ouvrant ce paquet,
je ne te dirai point ranime ton courage... je ne
t'engagerai point à te consoler. Je te connaîtrais
mal ou t'estimerais peu, si tels étaient les
* Toutes les suivantes, excepté la dernière, étaient sous la même
enveloppe.
196
accents de la voix qui te parle... Non... lis, et
meurs... Je ne te retiens plus à une existence
trop cruelle pour toi, après les pertes que tu
viens de faire... Renonce à la vie, Valcour, elle
ne peut plus t'offrir que des épines; unis ton âme
à celles de tes amies... encore une fois, lis, te
dis-je, et descends au tombeau.
A peine eus-je appris l'état de madame de
Blamont, que je courus à Vertfeuille. On venait
de m'envoyer un homme à cheval pour me prier
de ne pas perdre un instant; le même courrier
m'apportait une lettre pour le comte de Beaulé,
qu'on invitait à se joindre à moi; il venait de
partir la veille pour des inspections pressées sur
les côtes ; je mis sa lettre à la poste, incluse dans
une de moi, et j'arrivai seul le vingt-quatre; je
trouvai, comme tu t'imagines aisément, tout le
monde dans une extrême désolation ; l'accident
de notre respectable amie devenait très grave, le
renouvellement du vingt-deux avait eu des
symptômes aussi singuliers qu'effrayants, et le
médecin me dit tout bas, que si le mieux ne se
décidait pas le lendemain, il ne répondait pas
trois jours de la malade. Je me gardai bien
d'annoncer une telle nouvelle à ton Aline, son
cœur ne la lui présageait que trop. Comme sa
mère m'attendait, disait-on, avec impatience, je
m'approchai sur-le-champ d'elle pour lui deman-
ET VALCOUR IÇ7
der ses ordres, et lui témoigner la part que je
prenais à son état.
Elle me tendit la main dès qu'elle m'aperçut,
et la pressant :
— Oh! mon ami, je crains bien que nous
n'allions nous séparer, me dit-elle...
Mais quand elle vit que je la rassurais :
— Eh bien ! reprit-elle, quoi qu'il en soit, j'ai
voulu vous voir et vous recommander mes der-
nières volontés.
— Cette précaution est encore inutile, pour-
quoi se noircir l'imagination quand il existe
autant d'espoir.
— Cela ne fait pas mourir, mon ami... cela
ne fait pas mourir, et cela tranquillise.
En me disant ces mots, elle me remit un
papier et me pria de le lire.
Comme cet écrit contenait beaucoup d'articles
qui, quelque intérêt que tu puisses prendre à
cette digne femme, sont pourtant de peu de con-
séquence pour toi, je ne te parlerai que des plus
importants.
Mariée, séparée de biens, et pouvant disposer
de ce qu'elle avait, elle laissait tout à sa fille
Aline, sous la clause exacte de t'épouser, et elle
demandait pour unique et dernière grâce à son
mari, de ne pas contraindre la volonté de sa fille
sur une affaire où tenait absolument le bonheur
198 ALINE
ou le malheur de la vie. Dans le cas où Aline
serait contrainte à un autre mariage, elle ne la
privait pas de son bien, mais elle voulait qu'elle
en disposât seule, et que ce bien n'entrât point
dans la communauté... Elle fondait un hôpital
de six lits à Vertfeuille, uniquement destiné pour
les habitants du lieu, et l'on trouverait chez son
notaire l'argent utile à cet établissement... Elle
demandait un enterrement des plus simples dans
la paroisse de sa campagne, mais elle désirait
que tous les pauvres de l'étendue de ses domaines
fussent nourris neuf jours, soir et matin et servis
par ses gens dans la grande salle du château...
Elle voulait qu'une petite boîte qu'elle me
remettait, contenant son portrait, dans un
entourage de quinze mille francs de pierreries, te
fut envoyée sans délai le lendemain de sa mort...
Elle voulait que ses superbes cheveux fussent
coupés et remis àsa fille... Ellelaissaitun bijou de
douze mille francs à Léonore, et à Sainville une
autre belle boîte où se trouvait encore son por-
trait.
Cet écrit finissait par de sages avis à son Aline;
par des conseils remplis de mœurs et de piété ;
ensuite elle conjurait cette tendre fille de ne
jamais choisir d'autre sépulture que celle où sa
mère allait être déposée... Elle me nommait
exécuteur testamentaire de ses legs et de ses
ET VALCOUR I99
volontés, et m'enjoignait au nom de l'amitié qui
nous avait toujours unis, l'exactitude la plus
entière à la tenue de tous les articles contenus
dans l'écrit qu'elle me remettait.
Dès qu'elle vit que j'avais lu, elle me demanda
avec empressement si je lui jurais de remplir ce
à quoi elle m'engageait...
Je le lui promis en lui serrant les mains.
Elle me sourit, me dit que je lui prouvais
bien que j'étais son ami, et que depuis cette
assurance elle se trouvait beaucoup plus tran-
quille. Elle dormit effectivement près de trois
heures la nuit du vingt-quatre au vingt-cinq;
mais en se réveillant vers les deux heures du
matin, elle appela Aline qui n'avait jamais voulu
quitter le chevet de son lit, elle la pressa sur son
sein, et lui dit qu'elle se sentait plus mal.
Cette tendre fille fondit en larmes ; alors
madame de Blamont se contraignit, pour ne pas
trop affecter celle qui partageait si cruellement
ses douleurs ; elle la conjura d'aller prendre
quelques instants de repos, lui assurant que je la
remplacerais ; mais Aline ne voulut jamais céder
à personne le charme qu'elle trouvait à soigner
sa mère.
Elle dit qu'elle ne s'en rapportait à qui que
ce fût... que les hommes ne s'entendaient pas
à ces sortes de choses, et ni prières, ni instances,
200 ALINE
ni ordres ne purent lui faire quitter sa place.
Comme elle était intéressante, mon ami, dans
l'emploi de ces devoirs sacrés... Pâle... les yeux
battus... échevelée, sous un mauvais petit dés-
habiller de toile... un grand tablier de femme
de chambre autour d'elle... il semblait que la
piété filiale voulait disputer aux Grâces, le soin
touchant de l'embellir.
Mais les douleurs augmentant, il ne fut plus
possible à madame de Blamont de pouvoir fein-
dre... Le médecin qui ne quittait plus, s'appro-
chant de moi après l'avoir observée :
— Voilà ce que j'ai craint, me dit-il... elle est
perdue.
— Oh! ciel,répondis-je avec effroi... perdue?.,
à cet âge... avec autant de ressources... tant de
sagesse et tant de santé ?
— Elle est perdue.
— Et quel est donc le genre de sa maladie?
Quelle est la cause de cet accident imprévu?
— Une cause où échoueront tous les secrets
de l'art, elle est empoisonnée...
— Empoisonnée, juste ciel!
— Elle l'est ; prononcez, que faut-il que je
fasse ?
— L'écrire à son mari et le cacher soigneuse-
ment à elle, à sa fille et à toute la maison; c'est
ce que je vois de plus sage à faire...
ET VALCOUR 201
Le médecin certifia, signa son opinion, et
la lettre partit secrètement par un homme en
poste.
Cependant les douleurs d'entrailles varièrent
plusieurs fois dans la journée.... A l'une des
plus violentes crises, Aline nous arracha des
larmes à tous. Elle vint se jeter aux genoux du
médecin...
— Oh! monsieur, lui dit-elle dans un accès de
douleur affreux, oh ! monsieur, sauvez ma mère,
tout ce que je possède est à vous, je vous en
fais un don public.
Mais quand elle vit que le médecin se reculait
un mouchoir sur les yeux, et sans lui répondre,
elle retourna se précipiter aux pieds du lit de sa
mère... invoqua l'Éternel avec une componc-
tion, avec une ferveur si ardente, que la vio-
lence de l'élan anéantit ses forces et la fit
tomber dans mes bras sans connaissance...
Nous la portâmes sur un lit... quand elle eut
repris ses sens, je lui fis comprendre de mon
mieux qu'elle devait se calmer, que l'abandon où
elle se livrait dérangeait sa santé et nuisait
même à celle de sa mère : croyant voir que ce
raisonnement la tranquillisait un peu, je voulus
essayer de la préparer au terrible revers qui la
menaçait ; mais m'interrompant avec violence à
la première phrase...
202 ALINE
— Juste ciel !.. s'écria-t-elle... elle est morte?
Et s'échappant de mes bras... s'élançant comme
un trait, du lit où j'essayais de la contenir, jus-
qu'aux pieds de celui de sa mère, elle y vint
tomber à genoux, les mains jointes...
Madame de Blamont un peu mieux, la releva,
la gronda doucement d'une si grande agitation,
et lui dit en la baisant sur les yeux...
— Tu ne veux donc plus que nous puissions
causer tranquillement ensemble?
— Oh! ma chère et tendre mère, répondit
Aline en pleurs... ne savez-vous donc pas com-
bien je vous aime? Ignorez-vous à quel point
votre sort est irrévocablement lié au mien.
— Si tu m'aimes prouve-le-moi en te cal-
mant...
— Eh bien! eh bien, je suis tranquille,
maman, je suis tranquille...
Alors madame de Blamont voulant distraire
et ses maux et ceux de sa fille, se fit apporter ses
diamants sur son lit, et elle joua avec pendant
deux heures, tantôt se les essayant, tantôt en
parant Aline, mais plus livrée au sombre invo-
lontaire de ses idées, qu'au projet de les adoucir
un moment.
— Voyez, me dit-elle, Déterville... comme
mon Aline eût été bien le jour de ses noces...
voilà comme je l'aurais embellie...
ET VALCOUR 203
Et cette déchirante idée arracha bientôt des
torrents de larmes à toutes deux.
Cependant, dans toute cette maison autrefois
si tranquille et si délicieuse, on ne respirait plus
que la douleur; on ne voyait plus que la tris-
tesse et de l'inquiétude... on n'apercevait de
toutes parts que des gens venir, s'informer,
repartir... la désolation était générale.
Au travers de la foule qui circulait dans les
appartements, on vit tout à coup entrer une
jeune fille, les bras levés, le visage inondé de
pleurs... c'était cette petite Colette chez laquelle
se firent vos adieux... On veut la repousser...
elle résiste...
— Laissez-moi, laissez-moi, dit-elle, je veux
aller voir la protectrice des pauvres, je veux aller
voir ma bonne mère...
Elle se jette à genoux aux pieds du lit, elle
supplie sa chère maîtresse de lui donner sa béné-
diction, baise la terre et se retire en larmes...
— Eh bien ! nous dit cette femme adorable, dès
que cette enfant fut sortie, n'y a-t-il pas quelque
satisfaction à faire le bien, et croyez-vous que
l'hommage du pauvre ne vaille pas toutes les
caresses de la fortune ?
• Comme elle se sentit absorbée le vingt-cinq
au soir, nous nous retirâmes avant minuit; mais
quelques prières que je fisseà Aline, elle ne voulut
204 ALINE
jamais quitter sa mère, elle me pria de me char-
ger de tout le soin du dehors, et de lui laisser
ceux de l'intérieur; elle était aidée de deux
femmes de Vertfeuille, qui se relayaient tour à
tour; toutes se disputaient cet honneur, il n'y en
avait pas une, même des plus à l'aise, ni dans le
bourg, ni dans les environs, qui ne sollicitât
comme une faveur la grâce de veiller cette
femme angélique.
Oh! mon ami, voilà donc les effets de la bien-
faisance, voilà donc les fruits délicieux de la
piété et de la sagesse; il semble que l'Eternel,
envieux d'en récompenser l'homme, veuille lui
faire déjà goûter sur la terre l'image des plaisirs
célestes dont ces vertus seront couronnées.
Le vingt-six, dès la pointe du jour, jour affreux,
mon ami, jour où la volonté de Dieu permit
que l'innocence succombât sous le crime, pour
éprouver les hommes ou pour les abaisser...
On nous annonce dès le matin qu'Augustine
venait de s'évader... qu'elle n'avait rien dit à
personne, et qu'on ne pouvait concevoir ce
qu'elle était devenue. De ce moment le voile
tomba... le doute même ne me devint plus per-
mis... Je recommandai le plus grand secret, et
m'interdis toutes recherches.
J'avais l'honneur d'Aline à ménager; devais-
je entreprendre ce qui ne sauvait pas la vie de sa
ET VALCOUR 205
mère, et ce qui traînait son indigne père à l'écha-
faud?.. Je montai... la nuit avait été terrible; des
spasmes... des convulsions... tous les symptômes
d'une fin aussi cruelle que prochaine, engagè-
rent le médecin à me dire qu'il était de mon
devoir d'avertir madame de Blamont... Je
m'approche du lit de la malade... j'avais choisi
l'instant où Aline était allée chercher quelques
papiers par ordre de sa mère, et j'avais chargé
le médecin de l'arrêter au retour, afin de me don-
ner le temps d'agir...
Madame de Blamont sourit en me voyant...
sublime tranquillité d'une âme honnête et pai-
sible ! . . O doux repos d'une conscience pure ! . .
— Je suis bien mal, n'est-ce pas, mon ami,
me dit-elle... je ne verrai jamais ma fille heu-
reuse. Hélas! je ne désirais la vie que pour
accomplir son bonheur... je n'en jouirai jamais...
le ciel ne le veut point...
J'osai croire en ce moment que rien ne deve-
nait plus expressif que mon silence... je baissai
les yeux et je me tus.
— Vous ne me répondez pas, Déterville?..
Et je pris une de ses mains que je pressai
contre mes lèvres...
— Vous ne me répondez pas, répliqua-t-elle
une seconde fois...
Ici la nature l'emporta sur le courage; elle eut
20Ô ALINE
une crise violente, et me tendant les deux bras...
— Je suis prête, mon ami... je suis prête...
mais cette chère Aline. . . je l'abandonnerai donc. . .
je la laisserai donc sans soutien au milieu des
dangers qui l'environnent !.. Je n'aurais pas cru
que le ciel l'eût permis... N'importe, ce n'est pas
à moi à scruter ses ordres, je ne dois que m'y
conformer...
Alors elle me pria de lui faire venir son curé,
et de me charger entièrement d'Aline pour deux
heures, sans lui permettre d'entrer.
Cette commission n'était pas aisée.. .J'envoyai
promptement avertir le prêtre, et assurant Aline
que sa mère était mieux, je la conjurai de faire
un tour de jardin avec moi, ayant quelque chose
absolument essentiel à lui dire... mais je savais
bien qu'on ne menait point cette tête-là comme
on voulait. Elle me répondit fermement qu'elle
n'irait pas avant que d'avoir vu sa mère, qu'il y
avait plus d'une heure qu'elle l'avait quittée, et
qu'après un si long intervalle, elle ne voulait s'en
rapporter qu'à ses yeux pour savoir comment
elle était. Et elle monta lui porter les papiers
que celle-ci avait demandés; elle redescendit peu
après; je vis bien que madame de Blamont ne
lui avait rien dit, et s'était bornée, sans doute, à
lui recommander de me venir parler.
Je l'entraînai d'abord par des propos vagues,
ET VALCOUR 207
beaucoup au delà des parterres, et ayant enfin
gagné un bosquet, je la suppliai de m'écouter.
— Eh bien ! me dit-elle, sans s'asseoir, avec
une prodigieuse agitation... qu'avez-vous donc
à me dire?.. Je vois bien que voilà du mystère...
faut-il que je la perde?..
— Peut-être que non, lui dis-je, mais si ce
malheur vous arrivait ?
Elle ne serait pas la seule victime, et j'aurais
bientôt partagé son sort.
— Oh ciel ! est-ce là ce que je devais attendre
de tant de piété et de vertu? Songez- vous à ce
que vous vous devez à vous-même, à ce que
vous devez à l'homme qui vous adore!
— Valcour?.. Il est perdu pour moi... Com-
ment pouvez-vous croire que je sois jamais à lui?
Mais ne m'en parlez pas, je vous prie, le senti-
ment de ce que je dois à Dieu même ne l'em-
porterait pas aujourd'hui sur ce qui n'appartient
qu'à ma mère; je ne veux penser qu'à elle, je ne
veux m'occuper que d'elle ; il n'est pas une seule
idée qui puisse combattre la sienne dans mon
cœur!.. Est-ce là tout ce que vous avez à me
dire? ajouta-t-elle en voulant fuir, comme si elle
eût compté tous les moments qui la séparaient
de l'objet de son idolâtrie.
Mais la retenant par une main, et voyant
qu'avec une telle âme, il valait mieux frapper
208 ALINE
les grands coups tout de suite, que d'employer
des ménagements qui ne servaient qu'à la déchi-
rer en détail :
— Aline! m'écriai-je... ô ma chère Aline!..
cette mère que nous adorons vous et moi... ce
tendre objet de nos inquiétudes mutuelles... il
faut absolument nous en séparer...
Le trait l'ayant frappée sur la partie la plus
sensible de l'âme, et l'ayant, pour ainsi dire,
pétrifiée, elle me fixa... Tout à coup ses yeux
s'égarent; la stupidité s'imprime sur ses traits;
sa respiration devient vive et pressée, et la tête
se dérange totalement...
Je me repentis d'avoir été si vite; je reconnus
qu'elle n'était nullement préparée et que, malgré
ses propos, elle s'était toujours fait illusion... Je
l'approche... elle me repousse avec un geste
furieux, et s'égarant de plus en plus... elle me
dit en balbutiant, d'aller chercher sa mère... que
le déjeûner était servi sous le bosquet où nous
étions...
Hélas ! c'était malheureusement celui qui nous
servait jadis à cet usage...
— Je sais bien qu'elle ne viendra pas, conti-
nua-t-elle... Puis montrant la terre... Elle veut
aller là... là... là... mais elle n'ira pas sans moi...
Déterville, allez donc la chercher, vous voyez
bien que nous l'attendons...
ET VALCOUR 209
Alors inondé moi-même de mes larmes, je la
pressai sur mon sein :
— O tendre fille! m'écriai-je, rappelez votre
raison et vos sens; reconnaissez le plus sincère
de vos amis, et écoutez-le...
Mais se débarrassant brusquement de mes
bras, elle me dit, toujours égarée, que puisque je
ne veux pas aller chercher sa mère, elle va donc
y voler elle-même...
— Non, lui dis-je, en la retenant... elle rem-
plit des devoirs pieux que vous ne devez point
troubler.
Ce mot, refrappant une seconde fois son âme,
parce que, tout cruel qu'il est, il n'anéantit pour-
tant pas tout à fait l'espoir... ce mot, dis-je, la
remet dans son assiette ordinaire... la raison
revient, mais la secousse ayant trop ébranlé les
nerfs, elle tombe dans une violente attaque de
convulsions ; elle se renverse à terre... elle s'y
roule... tous ses membres frémissent, peut-être
eût-elle succombé en ce fatal instant, si un
déluge de larmes ne l'eût soulagée... Bien
content de la voir pleurer, je lui tends les bras...
elle s'y jette...
— O mon ami ! me dit-elle, il faut donc qu'elle
me soit ravie ? Il faut donc que je perde la conso-
lation de mes jours!., l'amie la plus chère de
mon cœur... l'arbitre de ma destinée... celle que
IV 14
ALINE
j'adorais... celle dont la tendresse faisait mon
bonheur... celle que je pouvais conserver encore
cinquante ans, et vous voulez que je lui sur-
vive !.. Ah ! que deviendrai-je sur la terre quand
je ne pourrai plus l'y voir? Non, non, ne deman-
dez pas un tel sacrifice... ne l'exigez pas, mon
ami, je ne pourrais pas vous le promettre...
La voyant plus affligée, sans doute, mais
cependant un peu plus raisonnable, je mis en
avant les motifs de consolation que nous pou-
vaient dicter la sagesse... Tout fut vain... plus
je cherchais à la résigner, mieux elle m'échap-
pait; ce qui semblait devoir la tempérer, la révol-
tait presque aussitôt, et je n'arrivais à son âme
abattue, qu'en y aggravant le désespoir. Cepen-
dant elle s'impatientait; elle brûlait de revoler
près de sa mère... je fus obligé de l'y ramener.
et de laisser ma besogne imparfaite. Celle de
madame de Blamont était finie... nous entrâ-
mes... Aline s'élança dans les bras de l'objet de
son cœur : elle lui demanda pourquoi on les
avait séparées si longtemps, — des soins.
— Ces soins ne sont pas encore nécessaires,
reprit Aline, avec humeur, vous n'êtes pas encore
au point de les devoir prendre...
Alors madame de Blamont embrassant sa fille
avec tendresse, lui dit en versant des larmes
amères :
ET VALCOUR
— Aline, Aline, il faut nous séparer.
Et toutes deux pressées dans les bras l'une de
l'autre, y restèrent ainsi plusieurs minutes sans
mouvement; mais quand Aline s'en arracha, elle
retomba sur le lit de sa mère dans une nouvelle
attaque de spasme qui nous fit craindre pour
elle-même. Cependant à force de soins, cette
tendre fille ne voulant pas perdre les derniers
moments qui lui restaient, se calma, et le
médecin permit à madame de Blamont de
prendre un peu de crème de riz qu'elle paraissait
désirer.
Aline plus tranquille, parce qu'elle se flattait
toujours quand elle ne se désolait point, partagea
ces derniers aliments, collée sur le sein même
de sa mère.
Quel tableau, mon ami! je n'en ai jamais vu
de plus intéressant, et mes pleurs coulent avec
trop d'abondance pour pouvoir essayer de le
peindre.
A trois heures il prit une faiblesse affreuse à
notre chère malade; on ne lui rendit un instant
la lumière, que par le secours des plus violents
cordiaux... Dès qu'elle eut rouvert les yeux,
elle demanda à être enfermée une demi-heure
avec sa fille et moi ; le médecin voyant qu'elle
pouvait parler, la fortifia par quelques nouvelles
gouttes d'essence, et nous laissa.
212 ALINE
Elle nous fit placer tous deux auprès de son
lit, mais Aline ne voulut l'écouter qu'à genoux...
Elle appuya, dans cette posture, ses mains dans
celles de sa mère, et courbant sa tête sur le lit,
elle l'entendit avec le plus saint respect.
— Mes amis, nous dit cette femme divine, me
voilà prête à me séparer de vous pour jamais.
A trente-six ans je devais compter sur une plus
longue vie; mais avec les malheurs dont j'étais
accablée, elle n'en fût pas devenue plus utile au
bien de mon âme : le moment où je touche est
cruel; on ne s'accoutume pas assez à l'envisager
dans le monde, et quelque ait été notre conduite,
quand il arrive, il nous effraye. Pleinement
convaincue de l'existence d'un Dieu juste, j'ose
voler sans crainte entre ses bras; je lui demande
sincèrement pardon de ce qui peut l'avoir offensé;
j'aurais voulu lui porter un cœur plus pur... au
moins le lui offrirai-je sans crime; ce serait
pourtant vous tromper que de vous dire que je
n'ai pas commis bien des fautes... que d'impa-
tience sous le joug dont il lui plaisait de m'acca-
bler ! Je fus sacrifiée bien jeune, et vous savez ce
que j'ai souffert; je m'en suis plainte, je ne
l'aurais pas dû ; il m'eût fallu regarder ce qui
m'arrivait comme des volontés du ciel... chaque
dépit était une révolte dont je devais m'accuser
comme d'un crime... peut-être aussi suis-je cou-
ET VALCOUR 21 3
pable de trop d'amour-propre ; mais cette chère
Aline en est cause... Je me suis trouve'e long-
temps fière d'avoir pu lui donner le jour; et
comme toute ma tendresse était en elle, j'y pla-
çais aussi mon orgueil. L'extrême amour que j'ai
eu pour cette fille, m'a sans doute distraite de
celui que je ne devais qu'à Dieu : son bonheur
était mon unique occupation; je regardais la
possibilité de le faire comme la consolation de
tous mes maux... Je n'ai pas réussi, il fallait
encore que cette croix-là me fût offerte; il fallait
que la coupe des douleurs fût avalée jusqu'à la
lie! Je la laisse jeune et sans secours... en proie
à des malheurs qui me font frémir pour elle...
et je n'y serai plus pour les écarter de ses pas...
elle n'aura plus ma main pour essuyer les larmes
qu'ils arracheront de son cœur...
O ma fille, tout espoir est perdu maintenant,
le dernier conseil que j'ai à te donner, est d'obéir
à ton père, et de te livrer aveuglément à celui
qu'il te donne...
Et comme elle vit ici qu'Aline faisait un geste
d'horreur...
— Eh bien ! reprit-elle, puisque tu crains les
crimes qu'une telle union assemblerait inévita-
blement sur ta tête, il te reste le parti du
cloître ; jette-toi dans les bras de l'époux sans
tache; les plaisirs célestes qu'il te promet, valent
214 ALINE
bien mieux que les joies trompeuses d'un monde
où tu ne trouveras que des traverses...
Dans ce cas, Déterville, il faudrait faire
reconnaître Léonore à mon mari, et tous mes
biens lui passeraient. Léonore étayée d'un époux
qu'elle aime, n'aurait rien à redouter d'un père
vicieux et cruel, et toutes les raisons qui ont pu
légitimer un arrangement... qui ne laissait pas
que de me faire éprouver bien des remords,
toutes ces raisons, disparaissant, dis-je, si mon
Aline se donnait à Dieu, il deviendrait néces-
saire alors de rendre à sa soeur l'existence qui lui
est due, et de la faire renoncer aux biens qu'elle
réclame aujourd'hui, dont le mien et celui de son
père la dédommageraient amplement; je vous
laisse ce soin, Déterville, en raison du parti
qu'Aline prendra, et vous ferez, d'après ce parti,
les changements nécessaires à l'acte que je vous
ai remis; je vous y autorise pleinement...
Puis se soulevant avec peine...
— L'instant approche, mes amis, a-t-elle
continué... dans peu je vais paraître aux pieds
de l'Eternel... dans peu je l'invoquerai pour mon
Aline... Lève-toi, ma fille... lève-toi... n'est-ce
pas beaucoup que j'aie la douceur d'expirer dans
ton sein... Cette joie ne pouvait-elle pas m'ëtre
ravie? Laisse-moi te bénir et t'embrasser...
Déterville, je vous la recommande. Adieu.
ET VALCOUR 21 5
Alors elle a jeté ses bras autour de son Aline;
elle l'a fortement serrée sur son sein... une légère
convulsion l'a saisie... et l'âme la plus pure qui
fût émanée des mains de l'Etre suprême, a
revolé vers son auteur.
Je ne te peins point mon état, Valcour, tu te
le représentes... à peine avais-je la force de lever
les yeux; mais tant d'importantes occupations
exigeant mon courage, mon premier soin, comme
tu le crois, a été de voler à Aline : elle était
courbée sur sa mère : hélas ! il était difficile de
savoir laquelle des deux vivait encore; il n'y
avait plus dans cette chère fille, ni pouls, ni
respiration, ni chaleur; et quand avec beaucoup
de peine j'ai pu l'arracher des bras qui l'enla-
çaient, elle est tombée sur le lit sans connais-
sance. On est accouru, les soins se sont divi-
sés, mais il n'en était plus besoin pour l'infor-
tunée mère... elle était déjà dans le séjour que
l'Éternel doit à la vertu... elle l'embellissait
déjà.
On a porté Aline dans sa chambre, livrée aux
soins de sa chère Julie et du médecin...
Au bout d'une heure elle est revenue, et me
trouvant au chevet de son lit, elle m'a demandé
• sa mère... elle m'a dit avec égarement que
c'était moi qui la lui ravissais... que c'était moi
qui l'empêchais de la voir, et qu'elle appelait au
2l6 ALINE
tribunal de Dieu de toutes les injustices que je
commettais envers elle.
Je l'ai pressée dans mes bras, elle s'en est
arrachée, et s'y rejetant bientôt avec transport,
elle m'a demandé mille pardons des reproches
qu'elle m'adressait : elle m'a dit qu'elle n'était
plus maîtresse de sa tête; qu'elle savait bien
l'affreuse perte qu'elle avait faite, mais que si je
l'aimais, je lui procurerais la douceur d'embras-
ser encore une fois sa tendre mère.
En disant cela elle nous est échappée, et
malgré les efforts de Julie, elle s'élançait infail-
liblement vers le cadavre qui venait d'être exposé
sur un lit de parade, si heureusement Julie,
au risque d'être renversée, ne lui eût opposé un
rempart de nos corps, ne l'eût saisie et reportée
promptement sur son lit.
Alors ses larmes ont coulé avec abondance ;
elle a poussé des cris de douleur qui eussent
déchiré l'âme du mortel le plus insensible...
mais comme une voiture arrivait en poste dans
la cour; il me fallut la quitter, en la recomman-
dant à Julie, et aller vaquer à d'autres soins.
Cette voiture était celle du président; il n'avait
avec lui qu'un valet. Il s'est arrêté dans la pre-
mière salle, et aux accents lugubres qui l'ont
frappé... aux gémissements... aux pleurs uni-
versels, il a pu voir que son abominable forfait
ET VALCOUR 217
était consommé... que l'ange n'était plus dans
le temple et que l'Éternel l'avait rappelé vers
lui...
Je l'ai abordé... il m'a embrassé avec le plus
grand flegme... il m'a remercié de mes soins, en
me faisant entendre avec adresse, que ma pré-
sence était maintenant inutile au château. Je
n'ai pas fait semblant de le comprendre, ayant
dans mon portefeuille ce qui autorisait cette
présence, je l'ai laissé dire ce qu'il a voulu... Il
m'a prié de le mener où reposait sa femme ; je
l'ai conduit dans la chambre de parade, et
comme on travaillait à arranger le corps, il était
nu, sous un voile dont on s'était pressé de le
couvrir quand on l'avait entendu entrer; il a fait
signe qu'on se retirât. Quand il s'est vu seul avec
moi... il s'est approché du lit, et levant le voile,
le monstre a dit comme Néron voulant souiller
Agrippine :
— En vérité, elle est encore belle !
Peut-être en eût-il dit davantage s'il ne m'eût
vu frémir d'horreur... Il s'est approché... il a
regardé le visage avec attention...
— Mais je ne vois nulle apparence de poison,
a-t-il dit... Que prétend donc votre médecin?
C'est un fou ou un homme dangereux qui méri-
terait que je le fisse punir ; c'est faire tort à tous
les honnêtes gens au milieu desquels elle est
21 8 ALINE
morte... et vous-même, vous n'auriez pas dû le
souffrir.
— Moi? non seulement je l'ai souffert, mais
j'ai ordonné qu'on vous l'écrivît.
— Je ne reconnais pas là votre prudence.
— Je n'en ai peut-être jamais eu autant de ma
vie.
Et me contraignant :
— A qui fallait-il se plaindre, ai-je dit, à qui
fallait-il parler d'un fait certain, si ce n'est à celui
qui doit le venger?
— Certain ? Non ; et dès qu'il ne l'était pas, il
valait cent fois mieux ne rien dire; voilà ce que
j'aurais appelé de la prudence.
— Une fille sauvée.
-Qui?
— Augustine.
— Bon, c'est une catin ; je sais ce que c'est;
séduite par un de mes gens, n'aimant point sa
maîtresse... malade ou non, elle décampait tout
de même... Ils sont fort loin tous deux; vous
croyez bien que j'ai renvoyé le valet! Sont-ce là
vos preuves?
— On pourrait en acquérir d'autres.
— Allons, allons, laissons cela; ces horreurs-
là ne doivent jamais se supposer dans une mai-
son, les croire est compromettre tout ce qui
l'habite. Où est Aline?
ET VALCOUR 2IQ
Content de changer de propos, et d'après
les invariables résolutions que j'avais prises, ne
voulant pas aller plus loin, je lui ai peint l'état
de cette chère fille; je lui ai dit que je croyais
prudent de la laisser quelques jours tranquille.
— Quelques jours, m'a-t-il dit en ricanant,
je compte pourtant l'emmener demain; Dolbourg
l'attend à Blamont, et nous concluons tout de
suite.
— Eh ! quoi, monsieur, sur le tombeau de sa
mère!
— Bon! petitesses que cela; une femme qui
vient de mourir n'empêche pas qu'on en mette
une autre dans le cas de donner la vie... au
contraire, c'est une sorte de réparation qu'on doit
à la nature, et chaque instant qu'on retarde à la
lui faire, est une lésion envers ses lois. Une
mère est sacrée... si vous voulez... quand elle
vit; elle n'est plus rien quand elle est morte...
Tenez, je quitte Paris, il y arriva hier au soir
quelque chose tout à fait semblable, dans un
genre un peu différent néanmoins, mais qui vous
fera voir également que quand il s'agit d'objets
sérieux, on ne s'arrête pas à des balivernes de
sentiments, qui ne sont faites que pour le peuple.
Monsieur de Mézane, qui a une affaire au Parle-
ment d'Aix... et que ce Parlement, l'un des plus
sages, l'un des plus intègres et des mieux com-
220 ALINE
posé du royaume *, n'a voulu arranger avec la
famille de la femme qu'aux clauses d'une lon-
gue détention, monsieur de Mézane, dis-je, qui
se cachait depuis plusieurs années, entraîné par
l'imbécile délicatesse de venir rendre à Paris des
soins à une mère expirante, y est accouru mal-
gré les dangers. Il était à peine dans l'apparte-
ment de la défunte, que la famille de son épouse
lui a fait mettre la main sur le collet. Il s'est
récrié contre ce procédé... on lui a ri au nez, et
on l'a jeté dans un cachot de la Bastille, où il a
eu très plaisamment à pleurer à la fois la perte
de sa liberté, la mort de sa mère et la barbare
stupidité de ses parents; il me semble que quand
le gouvernement nous donne l'exemple de ces
choses-là, nous pouvons le suivre.
— Oh ! monsieur, ce que vous me citez là me
fait horreur, ai-je dit, il fallait sans doute que
l'homme dont vous parlez fût coupable de crime
de haute trahison.
— Pas un mot, des écrits contre nous... contre
* Il a dans ses registres depuis cent ans, vingt assassinats pareils
h celui de Calais. Il a, sous François I", mis le feu k quatre-
vingts villages de la Provence; il a coûté la vie dans ce morne temps
a quatre-vingt mille citoyens ; il a à différentes époques ouvert
trois fois sa ville aux ennemis ; c'est encore lui qui, dans ce
moment-ci (1787\ bouleverse la province. Il est tout simple qu'une
telle assemblée mérite les éloges du monstre dont nos lecteurs
frémissent.
{yole de V éditeur.)
ET VALCOUR 221
les rois; des prédictions, quelques autres aven-
tures de jeunesse, bien pardonnables à vingt-sept
ans; de ces choses que nous faisons nous-mêmes
tous les jours, mais que nous ne voulons pas que
les autres fassent.
— En ce cas, monsieur, trouvez bon que je
vous le dise, il y a une atrocité révoltante à se
permettre un tel crime pour punir un délit ordi-
naire; car alors la vertu n'a rien gagné, et il y a
un forfait exécrable de plus dans la masse des
torts de l'État *.
Et l'indigne détournant la conversation :
— Mais sur quoi donc, reprit-il, fondez-vous
la légitimité de cette douleur ressentie pour la
perte de ceux que nous chérissons? De quel bien
peut être un sentiment qui n'apporte aucune
variation à l'état de celui qui n'est plus, et qui
trouble ou dérange la santé de celui qui reste?
— Ces choses-là ne se raisonnent point, mon-
sieur, elles se sentent; malheur à qui ne les
éprouve pas.
— Non, monsieur, tout doit être soumis à l'ana-
lyse, ce qui ne peut l'être est faux; or, dites-
moi, je vous prie, si d'après mes systèmes de
matérialisme... si d'après la parfaite certitude
' Monstres capables de cette horreur vous palissez en reconnais-
sant votre victime. Tranquillisez- vous elle vous pardonne; ce fut
hors de vos fers la première jouissance qu'elle voulût goûter.
2 22 ALINE
où je suis que la mort termine tous nos maux
et ne nous en laisse aucuns à redouter; si d'après
cela, dis-je, ma femme, qui n'était rien moins
qu'heureuse dans ce monde-ci, ne se trouve pas
maintenant dans un repos préférable à l'état per-
pétuel de douleur où elle végétait ici-bas... et si
cela est, pourquoi la regretterais-je? Mes regrets
n'auraient-ils pas l'air de lui dire : Je suis désolé
de ce que vous ne soyez plus dans une position
malheureuse... désespéré de ce que vous soyez
hors d'état de souffrir encore. Et ces regrets...
je vous le demande... les trouvez- vous bien
délicats ?.. Renonçant un instant à mes systèmes,
si j'adopte les vôtres, si je crois cette femme
dans un monde meilleur, mon chagrin de ne la
plus voir dans celui où elle souffrait, ne devient-il
pas tout à fait insultant n'ayant plus que moi
pour objet; vous m'avouerez que cet égoïsme est
révoltant...
Eh quoi ! je suis fâché d'être privé d'elle, et
n'en suis affligé que par la perte que j'éprouve
ne l'ayant plus, sans réfléchir au gain qu'elle fait
de ne plus m'avoir ; je ne pense qu'à moi en
agissant ainsi... nullement à elle, et j'ai l'air de
consentir tacitement à ce qn'elle perde le bien
qu'elle possède, pour venir me rendre celui que
je perds. D'où je conclus qu'il y a une injustice
, extrême à regretter la mort de ceux qui nous
ET VALCOUR 223
ont été chers; car l'enfer étant impossible, ou ils
ne sont rien, ce qui n'est pas un état pire, ou ils
sont mieux, ce qui est un état plus doux; et dans
l'un et l'autre cas, on a certainement tort de les
redésirer à la vie, où ils ne seraient que dans un
état moindre. Ne nous étonnons donc point
d'après cela, que des nations entières aient pour
usage de se réjouir à la mort de leurs proches,
et de se désoler à la naissance de leurs enfants ;
je ne connais point de coutumes meilleures que
celles-là *. Il faut plaindre ceux qui naissent à la
douleur, il faut les imiter, et pleurer comme eux
quand ils voyent le jour; nous quittent-ils, c'est
un bonheur sans doute, et nous ne devons pas
nous en affliger.
— Mais supposons un moment que cette dou-
leur ne soit que pour nous, instinct délicieux
d'une âme tendre, n'est-il pas barbare de lui
résister?
' Les Scandinaves et les Germains pleuraient à la naissance de
leurs entants ; dés qu'il leur en était né un, ils s'asseyaient autour
de son berceau; et là chacun représentait, aussi pathétiquement
qu'il lui était possible, les misères de la vie humaine et compatissait
aux maux que le nouveau-né aurait à soull'rir dans le séjour qu'il
allait (aire dans le monde ; ces mêmes peuples se réjouissaient a la
m'.rtde leurs amis ou de leurs parents; tous ceux qui assistaient a
la cérémonie ne s'entretenaient que du glorieux échange, par lequel
, le défunt avait quitté une vie sujette à tant de misères, pour entrai
dans l'état d'une parfaite félicité; ensuite, on jouait, on chantait,
on se régalait pendant trois jours. Il reste encore des traces de cette
coutume dans presque toutes les villes du nord de l'Allemagne.
224 ALINE
— Le vrai philosophe se fait aux privations, et
ne doit être affecté d'aucunes. Je ne vous accorde
pas d'ailleurs que cette extrême sensibilité soit
un bien, il me serait peut-être bien aisé de vous
prouver le contraire ; ce qu'il y a de certain, c'est
que si cette émotion est un bonheur, au moins
n'est-il pas celui de tout le monde; car je vous
réponds que je ne l'ai jamais senti...
Eh! monsieur, c'est une chose sitôt remplacée
que le vide d'une femme, d'une maîtresse, d'un
parent, d'un ami; nous ne nous affectons si
vivement de leur perte, que par l'idée où nous
sommes de ne pouvoir jamais retrouver, dans un
autre être, les qualités qui nous échappent dans
celui que la mort nous ravit; or cette idée, non
seulement est personnelle, mais elle est chimé-
rique; c'est l'habitude qui nous lie bien plus que
ce rapport ou cette convenance de qualités, et si
nous y prenions bien garde, nous verrions que
cette peine éprouvée lors de la perte, n'est que
la sensation physique d'une habitude rompue; or
l'homme le plus malheureux sans doute, et celui
qui, ne sachant pas l'art de voltiger également
sur tous les plaisirs... de les effleurer tous sans
s'appesantir sur aucuns, s'est fait d'une sorte de
goûts une si forte habitude, qu'il ne peut plus y
renoncer sans douleur. Usons de tout et ne nous
attachons à rien, jamais les pertes ne nous affec-
ET VALCOUR 2 25
teront; un nouvel ami en remplacera un ancien,
une nouvelle maîtresse celle que l'on vient de
perdre, et le tourbillon des plaisirs nous entraî-
nant sans nous donner le temps de penser, nous
n'aurons jamais la douleur de plaindre ce que nous
aurons appris à remplacer aussi promptement.
— Ce vide est épouvantable, la seule idée en
glace d'effroi, c'est abrutir notre âme, c'est étouf-
fer en elle la plus douce de ses facultés.
Oh! monsieur, quelque plaisir que vous puis-
siez m'offrir à présent en serait-il un seul qui
valût pour moi la sensation que j'éprouve à
pleurer l'amie que je viens de perdre.
— Mais si vous chérissez votre douleur, elle
devient une volupté; et dans ce cas vous m'avoue-
rez que la volupté qui console, vaut beaucoup
mieux que celle qui afflige.
— L'une est celle d'une âme de fer, l'autre
celle d'un cœur délicat et sensible.
— Et d'où tenez-vous, monsieur, qu'il vaille
mieux être organisé dans votre sens que dans le
mien, si nous avons également tous deux des
plaisirs?
— Les miens sont ceux de la vertu, les vôtres
mènent à tous les crimes.
• — Il faudrait savoir maintenant lequel (conven-
tions sociales à part) donne plus de plaisir du
vice ou de la vertu ?
IV 13
226 ALINE
— Comment une telle chose peut-elle se
mettre en discussion ?
— Je vous le demande à mon tour ; car si vous
caractérisez le plaisir, la sensation chatouilleuse
reçue à l'âme, par une cause quelconque, cette
commotion beaucoup plus violente quand elle
est donnée par le vice, fera naître infaillible-
ment plus de plaisir que celle qui serait l'effet de
la vertu ; et dans ce cas, l'homme parfaitement
heureux pourrait bien être celui qui, renversant
toutes vos idées sociales, se ferait des vertus de
vos vices et des vices de toutes vos vertus.
— Monsieur, dis-je en fureur, ne pouvant plus
tenir à de si cruels sophismes, vous feriez pendre
avec raison le malheureux qui penserait comme
vous.
— D'accord, reprit ce scélérat, mais le bonheur
d'être au-dessus des autres donne le droit de ne
pas penser comme eux; voilà le premier effet de
la supériorité; le second est d'en abuser, pour
diriger ses actions d'après la singularité piquante
de ses systèmes philosophiques ; c'est ce qui .ait
qu'un homme trahit l'Etat, fait sa fortune et
quitte le ministère en se disant ruiné *, qu'un
autre détruit le commerce intérieur de la France,
parce que le projet absurde de ses maîtresses lui
" Tel fut le mensonge te l'abominable Sartine.
ET VALCOUR 227
vaut deux millions * ; que cent autres se coti-
sent pour attirer à eux la substance du peuple et
atfamer ensuite ce même peuple en lui vendant
dix fois au-dessus de sa valeur cette nourriture
qu'il vient de lui voler. Croyez- vous donc que
ces gens-là soient moins heureux pour n'avoir
pas chéri comme vous ce fantôme idéal de vertu?
— Heureux? Ils ne peuvent l'être, le vrai bon-
heur n'est que dans la vertu, et les remords des
coquins dont vous parlez, au défaut du glaive
de Thémis, doivent nous venger de tous leurs
crimes.
— Des remords, vous me faites rire; ah! croyez
que l'habitude du mal les énerve depuis long-
temps dans de telles âmes; celui de ces gens-là
qui en connaît encore à la seconde chute, n'est
qu'un sot que ses confrères devraient à l'instant
dépouiller, et qu'ils persiflent cruellement au
moins, s'ils n'osent le molester d'une différente
manière. Mais tenez, monsieur, je vois que nous
ne nous accorderons pas de la soirée ; ordonnez,
je vous prie, qu'on nous serve ; je n'ai point dîné
pour venir plus vite, et j'ai un appétit dévorant.
Nous philosopherons au dessert si cela vous
convient...
• Je donnai des ordres, il se mit à table et
soupa avec une tranquillité, qui me fit voir qu'il
est l'opération du scélérat Lenoir.
2 25 ALINE
fallait que ce scélérat eût acquis une furieuse
habitude du crime, pour se trouver dans un tel
calme en venant de le commettre ; je ne mangeai
point, comme tu crois, je me contentai de lui
tenir compagnie, me levant de temps à autres,
pour vaquer aux soins qu'exigeaient mon emploi;
mais ne paraissant point chez Aline, que ma
présence irritait au lieu de calmer, et que je ne
voulais instruire que le lendemain matin de la
suite cruelle de ses malheurs.
Le médecin n'était point encore parti, il pre-
nait un peu de repos. Le président voulut le
voir; il lui demanda avec effronterie de quoi sa
femme était morte?
— De poison, répondit hardiment celui-ci.
— Mais, docteur, pensez-vous?..
— Il est une façon sûre de vous convaincre,
monsieur, nous ferons, quand vous voudrez,
l'ouverture du corps.
— Xon, en honneur, ces opérations-là m'ont
toujours révolté; elles ne sont pas sûres, et elles
ont, ce me semble, quelque chose de cruel... ne
disséquons point, enterrons.
Un peu surpris de cette réponse, le méde-
cin lui demanda s'il ne jugeait pas à propos de
former une plainte juridique.
— Et contre qui, dit le président?
— Mais, monsieur, ces choses-là ne doivent
ET VALCOUR 2 2g
pas rester impunies; vous, messieurs, qui en
punissez jusqu'au soupçon le plus impossible,
devez savoir mieux que nous la nécessité de sévir
contre de telles horreurs.
— Soit, dit le président, mais comme je suis
loin d'admettre votre soupçon, qu'en le formant
il tombe inévitablement sur tout ce qu'il y a eu
d'honnêtes gens autour de ma femme depuis trois
mois, et que, dénués de preuves, comme nous le
sommes, nous ne ferions jamais de cela que du
bruit et pas le moindre exemple, je suis pleine-
ment convaincu que le plus sage est de rester
dans le silence et de revenir comme moi, mon-
sieur, à l'opinion qu'un tel crime sans fonde-
ment, sans motifs, devient absolument inadmis-
sible.
Sur-le-champ il changea de discours, évitant
avec le plus grand soin de reparler d'Augustine.
Le souper fait, il fut se coucher... mais, ô comble
d'horreur, pourquoi faut-il que j'aie encore cette
dernière turpitude à révéler; et pourquoi une
lettre que je ne consacrais qu'à la tristesse, doit-
elle être souillée par des récits infâmes!
Le président ne marche jamais sans un de ses
serviteurs zélés pour les plaisirs de leur maître,
qui sacrifient pour leur en procurer, devoirs,
religion, honneur et toutes les vertus qui carac-
térisent l'honnête homme. Dès que le patron est
230 ALINE
quelque part, cet insigne agent jette aussitôt les
yeux sur ce qui l'entoure, et démêle avec une
adresse et une promptitude singulière, l'objet qui
peut convenir aux sales désirs de celui qui
l'employé. Le lieu, les circonstances, la douleur
générale... cette impression de respect profon-
dément gravée dans tout ce qui se trouvait là,
rien ne parut sacré à ces deux monstres : l'un
ordonna d'agir, l'autre travailla; et dans le nombre
des jeunes paysannes que la piété, la recon-
naissance attirait aux pieds de leur respectable
dame, une, plus faible, ou moins touchée, osa
écouter les propositions qui lui furent faites;
c'était une jeune orpheline de quatorze ans,
presque livrée à elle-même ; le zélé serviteur la
fit voir à son maître, celui-ci approuva le choix;
dès le soir elle fut conduite dans la chambre de
cet horrible époux, et le traître osa consommer
son forfait près des cendres encore palpitantes de
cette malheureuse femme, dont il venait de tran-
cher si odieusement les jours. Il la garda toute
la nuit; je ne le sus qu'après son départ... en
vérité, je ne l'aurais pas souffert, si j'en avais été
prévenu.
Dès qu'il fut retiré, je me mis en devoir de
remplir les tristes soins dont j'étais chargé; ce
qui m'embarrassait le plus, était la manière dont
je m'y prendrais pour prévenir cette pauvre
ET VALCOUR 23 I
Aline des nouveaux malheurs qui l'attendaient
encore. L'ordre était précis, le président me
l'avait renouvelé en nous séparant ; et lors-
que là-dessus je lui avais montré les dernières
intentions de sa femme, il les avait traitées de
radotage, qu'on pouvait entendre par pitié dans
l'instant où elle les avait dictées, mais dont on
ne pouvait que rire après... A l'égard des biens,
meubles et immeubles, je n'ai rien à réclamer
ici, monsieur, m'avait-il dit, tout est à ma
femme, elle a pu faire les dispositions qui lui ont
convenu; mais pour ma fille, elle est à moi;
vous l'avertirez, je vous prie, qu'il faut qu'elle
parte demain sans faute. Je devais donc la pré-
parer.
Pour ne pas troubler sa nuit, que je ne sup-
posais pas déjà fort tranquille, je ne me rendis
dans son appartement qu'à la pointe du jour;
elle ne s'était ni déshabillée, ni couchée ; ses
accès de douleur avaient été cruels... et d'autant
plus, sans doute, que son désespoir était muet;
ses larmes ne pouvant trouver de passage retom-
baient en gouttes de sang sur son cœur; elle
demandait sans cesse à aller embrasser sa mère,
et s'irritait violemment de la résistance qu'on
était obligé de lui opposer; elle revint un peu
quand elle me vit. Elle me demanda pourquoi
je l'avais laissée seule si longtemps ?
232 ALINTE
Je m'excusai sur les soins qu'exigeait la situa-
tion, et après avoir donné tout ce qu'il m'était
possible à l'affliction de son âme, j'essayai de
m'en rendre maître. Un mouvement d'amitié lui
échappa... je le saisis... je la pressai dans mes
bras, et ses larmes coulèrent...
— O mon amie! lui-je alors... appelez le
courage à votre secours... j'ai de nouveaux mal-
heurs à vous apprendre...
Elle me fixa avec un air d'effroi, qui me fit
trembler... et toutes ses idées se portèrent sur toi.
— O ciel ! s'écria-t-elle, Valcour est-il avec ma
mère, un même coup les a-t-il réunis ?
Il est heureux dans un tel cas que la personne
qu'on veut amener doucement à l'instruction d'une
nouvelle affreuse, aille au delà de la vérité ; je pris
une de ses mains, et lui souriant avec amitié.
— Non, lui dis-je, Valcour se porte à mer-
veille, et je suis bien sûr qu'il n'est occupé que
de vous; mais ce que j'ai à vous dire est peut-être
plus cruel encore que ce que vous avez craint...
Votre père est ici... il vous emmène dès aujour-
d'hui, et veut qu'incessamment vous soyez la
femme de Dolbourg...
Je n'ai vu de ma vie un mouvement aussi vio-
lent que celui que fit ici cette fille à la fois cou-
rageuse et infortunée...
— O ! mon ami, me dit-elle en se levant, il
ET VALCOUR 233
n'est donc plus rien dans le monde qui puisse
maintenant m'empêcher de me rejoindre à ma
mère!..
— Asseyez-vous, Aline, lui répondis-je, je
croyais trouver en vous de la force, et vous ne
me montrez que du désespoir; rien ne peut rom-
pre les résolutions de votre père, mais il vous
reste des moyens d'échapper aux noeuds qu'il vous
destine.
— Et quels sont-ils ?
— Écoutez-moi, et surtout calmez-vous.
Elle s'assit et me prêta toute son attention.
— Je ne vous conseillerai point le parti du
cloître, lui dis-je alors, en vain le proposeriez-
vous on s'y refuserait assurément; mais voici ce
que mon amitié vous dicte. Que votre soumission
fléchisse d'abord votre père, ne lui montrez
qu'obéissance et respect pendant la route... Arri-
vée au château, tâchez d'entretenir Dolbourg'
seul, témoignez-lui vivement l'insurmontable
aversion que vous éprouvez pour ce mariage ;
peignez-lui la certitude des malheurs qui en
résulteront pour tous les deux, intéressez-le
enfin; employez tout; la nature vous a donné des
grâces, une éloquence douce et persuasive à
laquelle il est difficile de résister. Moins violent
que votre père, je ne serais pas étonné qu'il se
rendît; si cela arrive, comme je m'en flatte,
2$+ ALINE
engagez-le avec la même ardeur à rompre, peut-
être le fera-t-il. Mais mettons toutes choses au
pire, et supposons que vous ne trouviez aucun
moyen d'éviter le sort qu'on vous destine; votre
fidèle Julie vous reste, cela est décidé ; échappez-
vous avec elle, voilà cent louis que je lui donne
pour la dépense de ces soins; accourez chez
madame de Senneval *, elle sera prévenue, elle
ira vous attendre exprès dans la terre voisine de
Paris, que vous lui connaissez ; là, vous me ferez
venir; Eugénie et moi, nous nous chargeons de
vous ; nous vous sortons de France, nous vous
remettons dans les bras de l'époux que vous des-
tinait votre mère, et nous vous y faisons jouir
en paix de la fortune qu'elle vous laisse...
L'ombre la plus légère du bonheur est si flat-
teuse pour un cœur au désespoir! Cette chère
fille tomba dans une douce rêverie, je lui demandai
ce qu'elle avait.
— O ! Déterville, me dit-elle, vos procédés me
rendent confuse, mais permettez une réflexion,
mon ami, s'il est vrai que vous ayez envie de
m'arracher aux maux qui me menacent comme
vos touchantes bontés m'en répondent, pourquoi
l'effet de vos soins ne commencerait-il pas dès
ici, pourquoi ne m'évitez-vous pas cet affreux
voyage avec mon père ?
■ Belle-mère de Déterville, on doit s'en souvenir.
ET VALCOUR 235
— Cela se peut-il, répondis-je avec douceur,
votre père est ici, de ce moment vous êtes en sa
puissance... Si vous disparaissez, c'est moi qui
vous enlève, et vous perdez, sans vous sauver
par cette démarche, le seul ami qui vous puisse
servir; si vous partez de Blamont... aucun soup-
çon ne peut tomber sur moi, votre fuite est votre
seul ouvrage et les soins que nous vous rendons
ensuite ne sont plus le fruit d'une séduction, c'est
une protection accordée, c'est un service que
nous vous rendons; votre père en ce cas a des
torts réels, dont il est tout simple que vous ne
vouliez pas être la victime, tandis que jusqu'à
présent ses torts envers vous ne sont pas assez
fondés pour le fuir; il n'y a ici que des mauvais
procédés, il y aura des horreurs à Blamont. Vous
échapper d'ici est en un mot un parti violent; un
plus simple peut réussir, et il est des lois de la
prudence de n'employer jamais les moyens
excessifs, que quand les autres n'offrent plus
d'espoir.
Elle retomba dans ses réflexions... puis au
bout d'un temps :
— Déterville, me dit-elle, je me sens plus
forte que je ne l'aurais cru, vos bontés me pénè-
trent, et j'en profiterai... oui, mon ami, j'en pro-
fiterai, continua-t-elle, en se relevant, ou cela
me sera impossible... Puis avec violence : Mais
236 ALINE
possible, ou non, je ne serai jamais la femme de
Dolbourg.
Et me prenant par les deux mains :
— Maintenant, dites-moi, mon ami, si vous
croyez qu'il y ait au monde une créature plus
malheureuse que moi ?
— Assurément, lui dis-je, il y en a, il s'en faut
bien que votre sort soit désespéré, peut-être
même étes-vous moins à plaindre aujourd'hui
que je ne vous le croyais hier.
— Mon ami, me dit-elle, en se tournant vers
la fenêtre, il fait jour, vraisemblablement nous
allons bientôt nous séparer. Et se jetant dans mes
bras... Oh! mon cher Déterville, ce nouveau
coup de foudre sera bien terrible pour moi; mais
avant qu'il ne m'écrase, ne me refusez pas la
faveur que je vais vous demander.
— Qu'exigez-vous, Aline? Ne connaissez-vous
pas tous vos droits sur mon cœur?
— Je veux aller embrasser encore une fois ma
mère... ou vous ne m'avez jamais aimée, ou vous
m'accorderez cette consolation.
— Je vous crains, lui dis-je, votre tête est
trop vive, votre cœur trop ardent... ce spectacle
est douloureux, vous ne pourrez jamais le sou-
tenir...
Mais se contenant avec un courage qu'il n'est
pas possible de peindre...
ET VALCOUR 237
— Non, répondit-elle, vous vous trompez,
c'est un saint devoir que je ne partirais pas sans
remplir; mais ne redoutez rien, la religion et la
piété combattront la douleur; mon âme abattue
par trop de chocs, retrouvera dans la multitude
des secousses, la force que chacune d'elles lui
aurait enlevée... Marchons... guidez mes pas
tremblants, et n'ayez nulle crainte.
Puis sans me donner le temps de répondre,
elle prit mon bras et nous nous avançâmes vers
le lieu funèbre.
Madame de Blamont était sur un lit de damas
bleu, où je l'avais fait parer avec décence, vou-
lant procurer le lendemain aux habitants de sa
terre la satisfaction de la voir qu'ils imploraient
avec des torrents de larmes; elle avait une robe
de gros de Tours blanc ; ses cheveux dans leur
couleur naturelle, proprement peignés sous un
grand bonnet, sa tête reposait sur un oreiller
garni de dentelles, et son attitude était celle
d'une femme qui dort; huit cierges brûlaient
autour du lit dont les rideaux étaient relevés avec
des gros flots de rubans blancs ; deux prêtres
modestement recueillis récitaient des prières à
voix basse.
Par la porte où nous entrions, le tableau
s'offrait à nous en entier... Ta malheureuse
Aline ne l'a pas plutôt aperçu qu'elle recule et
23 S ALINE
tombe dans mes bras... mais persuadée qu'elle
n'a plus qu'un moment à elle , la crainte de
le perdre, l'extrême résignation dans laquelle
elle est, tout la soutient et nous avançons;
les prêtres se retirent un instant ; Aline plus
libre se jette aux pieds de sa mère, et les baise
tous deux avec respect... elle se relève, vient sur
les côtés, prend chacune des mains tour à tour,
et y imprime ses lèvres avec la componction de
la plus vive douleur... elle s'approche de la tête,
considère un instant le calme pur qui règne sur
les traits de cette femme... admire la beauté qui
s'y peint encore...
Ici son âme se déchire; elle élance ses bras
autour du cou de cette mère adorée, l'arrose de
ses larmes, l'accable de ses baisers, et lui adresse
des mots si tendres... lui fait des questions si
touchantes, que la crainte de la voir succomber
à cet excès de sensibilité me fait approcher d'elle,
et la supplier de ne pas s'abandonner ainsi. Mais
comme elle me résistait, comme elle n'écou-
tait... comme elle n'entendait plus que sa dou-
leur, le curé survint et lui fit les mêmes instan-
ces. Elle craignitalorsd'avoirmanquéde respect;
cette tendre fille sans cesse occupée de ses
devoirs, y sacrifiant toujours les passions les
plus ardentes de son âme, se retira en baissant
les yeux, et se replaça à genoux au pied du lit
ET VALCOUR 239
pour partager un instant les prières avec les
honnêtes ecclésiastiques qui s'étaient chargés de
ce soin. Ce fut en ce moment que je lui annon-
çai tout bas le legs des cheveux que lui faisait sa
mère; je lui dis que j'allais les couper pour les
lui remettre tout de suite.
Cette nouvelle remplit son âme de consola-
tion...
— Elle me donne ses cheveux, dit-elle, cette
bonne mère... cette tendre mère... elle a pensé
à moi... Ah! donnez-les-moi... donnez-les-moi
vite... ils ne me quitteront de ma vie...
Je m'approchai du lit pour procéder à cette
opération... mais Aline se détourna, elle ne vou-
lût pas me voir faire, elle était bien aise d'avoir
ses cheveux, mais elle était fâchée qu'on les
coupât, il semblait que cela devînt pour elle une
preuve de plus de la mort de sa mère, et peut-
être jouissait-elle en cet instant de l'illusion de la
croire endormie.
C'était d'ailleurs déparer en quelque sorte ce
corps qu'elle idolâtrait; toutes ces idées sans
doute troublèrent le plaisir sombre qu'elle éprou-
vait à ce don, et quand je le lui apportai, elle ne
le reçut d'abord qu'en frémissant... Bientôt pour-
tant elle les couvre de baisers, et se détournant
pour ouvrir sa poitrine, elle les place au-dessous
du sein gauche, protestant sur les pieds de sa
240 ALINE
mère qu'ils ne quitteraient jamais cette place.
— Ma chère amie, dis-je au bout d'une demi-
heure de cette cruelle visite, il faut partir, cet
instant va vous affliger encore, il vaudrait pres-
que mieux que nous ne fussions pas venus.
Elle frissonna, on eût dit que j'arrachais la
partie la plus sensible de son âme, mais toujours
ferme et courageuse , après avoir renouvelé
une dernière fois ses baisers aux mains et au
front, elle s'incline respectueusement et sort en
pleurs, la tête cachée dans mes bras.
Je l'embrassai dès que nous fûmes dehors.
— Je suis bien plus content de vous que je ne
l'aurais cru, lui dis-je, ceci me remplit d'espoir
pour la suite...
Oh ! ma chère amie, de la force, il en faut,
de la prudence, de la sagesse et soyez sûre que
nous réussirons...
Nous rentrâmes dans sa chambre; elle me
demanda où serait enterrée sa mère, avec une
sorte d'émotion qui m'alarma; je lui fis part des
dernières dispositions de la défunte ; et quand
elle vit que madame de Blamont désirait expres-
sément que sa fille fût mise un jour dans le
même cercueil :
— Ah! dit-elle, comme ceci me console
encore, cela sera, n'est-ce pas, Déterville ? Cela
sera, personne ne peut s'y opposer?
ET VALCOUR 24 I
— Non, certes, lui dis-je...
Puis, comme sans réflexion :
— Vous en chargez-vous, mon ami ?
— Fille adorable, répondis-je, la nature ne
dérangera pas ses lois pour que je sois chargé de
ce soin : réfléchissez que j'ai douze ans plus que
vous.
— Oh ! qu'importe, on finit à tout âge. Dites-
moi toujours que si vous me survivez, vous me
promettez de me faire mettre auprès de ma
mère?
— Je vous le jure, mais aux conditions que
nous allons nous occuper d'autre chose.
— Oh! de tout ce que vous voudrez, après
cette promesse.
— Eh bien ! j'exige que vous preniez quelque
nourriture.
— Oui, de la crème de riz, comme hier, avec
celle que j'ai perdue, n'est-ce pas, mon ami...
comme hier?
Et avec un peu d'égarement :
— Mais elle ne sera plus là... ce ne sera plus
elle... il n'est plus possible que je la revoie
jamais!..
Et sans répondre :
— Eh bien, voulez-vous que j'aille vous cher-
cher quelques légers aliments?
— Non, en vérité.
IV 16
242 ALINE
Et cependant à force d'instances, je l'obligeai
à avaler un œuf frais, dans lequel je battis quel-
ques gouttes d'élixir.
Nous employâmes ensuite le peu de temps qui
nous restait à assurer nos mesures; je convins
avec elle que, dans tous les cas, Julie me ferait
un détail exact de ce qui se passerait au château
de Blamont, dès qu'Aline y serait; et Aline me
promit de son côté de m'écrire le plus souvent
qu'elle pourrait, et d'observer avec exactitude
tout ce qui était convenu entre nous...
L'heure pressant, elle s'habilla; quand on lui
présenta une robe noire, elle la baisa avec trans-
port.
— Ah! mon ami, dit-elle en me regardant,
voilà la dernière couleur que je porterai de ma
vie...
A peine était-elle prête, que le président me
fit dire qu'il m'attendait dans les salles d'en bas,
et qu'il me priait de lui amener sa fille.
— Eh bien ! lui dis-je, comment va le cœur?
— Mieux que je ne croyais, me répondit-elle
en prenant mon bras; mais surtout, mon ami,
ne me quittez point que je ne sois en voiture.
Je le lui promis, et nous descendîmes...
Dès qu'elle entendit la voix du président qui
causait avec quelques habitants de Vertfeuille^
elle frémit.
ET VALCOUR 243
— Courage, lui dis-je, du respect et du
silence.
Elle entra, elle salua son père, sans prononcer
une parole ; monsieur de Blamont s'approcha
d'elle, il l'exhorta froidement à se consoler : Il
lui dit que le deuil lui seyait à merveille; qu'il
ne l'avait jamais vue si jolie.
Et elle continua de se tenir debout, les yeux
baissés, sans répondre une parole.
— A titre d'exécuteur testamentaire, tout ceci
va vous donner bien de la peine, me dit le pré-
sident; elle a bien fait de vous choisir, assuré-
ment cela ne pouvait être en meilleures mains...
Ma fille a-t-elle déjeûné ?
— Oui, monsieur, dis-je, bien sûr d'obliger
Aline par cette réponse. Avez-vous ordonné
qu'on vous servît?
— Oui, j'ai dit qu'on mît deux perdrix ; j'aime
à la folie celles de Vertfeuille, elles ont bien
plus de goût que celles de Blamont ; Aline,
vous en mangerez une ?
— Non, mon père.
— C'est que la journée est bien longue ; il y
a vingt-cinq lieues de traverse, j'ai six relais,
nous n'arrêterons pas; nous aurons des biscuits
dans la voiture, mais cela ne nourrit point.
On servit; le président mangea ses deux per-
drix, but autant de bouteilles de vin de Bourgo-
244 ALINE
gne, et causa avec les différentes personnes dont
la salle était remplie, pendant que dans une
embrasure, Aline et moi fûmes nous entretenir
encore un moment.
J'achevai de raffermir son coeur; elle me
témoigna mille caresses... et comme en s'ouvrant
à l'amitié son âme était prête à se fendre, je
fis semblant de ne rien voir : elle me pria de
t'écrire, et ton nom n'eut pas plutôt volé sur ses
lèvres que ses yeux s'inondèrent... Je rompis
encore ces nouvelles effusions, je craignais une
crise affreuse; et quand l'instant du départ
approcha, je ne vis d'autre parti, pour éviter
cette révolution, que de la navrer par de la froi-
deur. Je me déchirais moi-même en agissant
ainsi, mais il le fallait... J'abordai le président...
elle m'entendit et se contint...
On vint avertir que les chevaux étaient mis...
Je la vis tressaillir, mais je ne m'approchai plus
d'elle...
Le président sortit... Julie ensuite... elle quitta
la dernière.
Dès qu'on la vit, le peuple forma deux haies,
au milieu desquelles elle fut obligée de passer.
Là, cet ange céleste reçut involontairement
les hommages de tout ce qui l'entourait. Les uns
élevaient leurs mains vers le ciel, en lui souhai-
tant mille prospérités... Ceux-ci pleuraient et se
ET VALCOUR 245
détournaient d'elle, comme pour ne la pas voir
s'arracher à eux, d'autres enfin se jetaient à ses
pieds, lui rendaient grâces des bienfaits qu'ils en
avaient reçus, et imploraient sa bénédiction...
Elle traversa la foule, ne regardant que la
terre, ne laissant jamais voir sur son front que
la douleur et l'humilité...
Le président monta, Julie suivit... alors Aline
tourna les yeux vers moi, pour m'adresser un
adieu cruel qui eût ouvert la source des larmes
que je m'efforçais d'étancher... mais ne pouvant
plus me distinguer, par les précautions que
j'avais prises, quoique je ne la perdisse pas de
vue...
Elle s'élança comme un trait dans la voiture...
tout s'éloigna avec la rapidité de l'éclair... et
moi confondu... anéanti... je crus que l'astre
disparaissait pour toujours des cieux, et que le
monde allait être condamné à vivre éternelle-
ment dans les ténèbres.
Je rentrai, suivi du peuple, dont les pleurs ne
tarissaient point. Ne voulant faire enterrer
madame de Blamont qu'au bout de trente-six
heures révolues, d'après les instances réitérées
de sa fille, je fis ouvrir l'appartement où elle
était exposée, après avoir pris soin de faire
enclore le lit d'une balustrade couverte de drap
noir : il n'y eut personne qui ne vînt se proster-
246 ALINE
ner aux pieds de celle qui leur avait été si chère;
tous la bénirent, tous l'adorèrent...
O gens du siècle ! vous qui vivez comme le
monstre qui la sacrifia, obtiendrez-vous de tels
hommages, quand la parque aura tranché vos
jours?.. Assurez-vous, comme cette femme
divine, du sein de l'Être Suprême où l'ont placée
ses vertus, la douce consolation de vivre encore
dans le cœur des hommes, et de les voir vous
offrir le tribut sacré de leur amour et de leur
reconnaissance?
Ces soins remplirent tout le vingt-sept. Le
lendemain, à dix heures du matin, le cortège
vint prendre le corps pour le rendre à sa dernière
demeure ; chacun se disputait l'honneur de por-
ter ce précieux fardeau ; et ses gens ne le cédè-
rent qu'avec peine aux six plus notables du lieu.
Ils l'enlevèrent, et elle arriva à la paroisse, au
triste son des cloches... murmure harmonieux!
devenu plus lugubre encore par les sanglots et
les gémissements de tout ce qui l'accompagnait;
mais le désespoirdevint si violent, quand on la vit
disparaître et s'enfoncer dans les entrailles de la
terre... les cris de la douleur furent tels, que les
voûtes du temple en retentirent; on eût dit que
tout ce qui était là lui eût été attaché par quel-
ques liens... il semblait qu'ils étaient tous ses
enfants, tous la pleuraient comme une mère.
ET VALCOUR 247
Je revins, et passai, sans doute, la plus cruelle
journée que j'aie eue de ma vie : dégagé des soins
les plus importants, je n'écoutai plus que mon
chagrin...
O mon ami, qu'il fut affreux; l'obligation de
me contraindre, en repoussant vers mon cœur
les larmes que je m'étais refusées en avait
éblanlé les ressorts; toute la machine était
affaissée... Je me promenais seul à grands pas
dans ces appartements où régnaient autrefois la
décence, la joie douce et l'honnêteté, et je n'y
trouvais plus qu'un vide horrible et des marques
de deuil.
Elle a passé, me disais-je, celle qui faisait le
bonheur des autres; le ciel n'a voulu la laisser
qu'un instant sur la terre... elle n'y a paru que
pour faire le bien... et je lui appliquais ces
paroles superbes qu'inspirait àFléchier la célèbre
duchesse d'Aiguillon* : «Elle n'a été grande que
pour servir Dieu, riche que pour assister les pau-
vres, vivante que pour se disposer à la mort. »
Telle est, mon cher Valcour, la première
partie des malheurs que j'ai à t'apprendre, je
passe les détails qui m'occupèrent les jours sui-
vants, pour en venir plutôt au sombre récit qui
me reste, et qui ne déchirera pas plus cruelle-
ment ton cœur que le mien ne le fut en le lisant.
' Nièce du cardinal de Richelieu.
248 ALINE ET VALCOUR
Le 3 mai au soir, je revenais de l'église, où je
n'ai pas manqué d'aller pleurer deux heures par
jour sur le tombeau de ma malheureuse amie,
depuis que nous avons eu la douleur de la
perdre, lorsqu'on m'avertit qu'un homme à che-
val demandait, avec empressement, à me parler.
Je vole où l'on me dit qu'il est, le cœur palpi-
tant d'effroi : je trouve un inconnu qui me rend
à l'instant un paquet de lettres... j'ouvre avec
précipitation... j'interroge... je lis sans com-
prendre, je reconnais enfin l'écriture d'Aline,
précédée d'un journal exact de Julie. Je t'envoie
le tout... lis, Valcour, et respire, si tu le peux,
jusqu'à la dernière ligne.
LETTRE LXVIII.
JULIE A DÉTERVILLE.
Au château de Blamont, ce ier mai.
J'exécute vos ordres et ceux de ma maî-
tresse, monsieur; puissent être lus de
vous de tristes caractères, que mes
larmes effacent à mesure que ma main les écrit.
Vous exigez des détails, quelque douloureux
qu'ils soient, j'obéis.
M. le président s'endormit dès que la voiture
fut en mouvement, et ne s'éveilla qu'au premier
relai : il fit quelques questions à sa fille, qui ne
lui répondit que par monosyllabes : alors il lui
demanda d'un ton sévère, si elle s'avisait d'avoir
de l'humeur?
250 ALINE
— Je n'ai que du chagrin, monsieur, répondit-
elle, j'imagine que mes malheurs m'en donnent
le droit.
— Là-dessus, monsieur le président répondit
que la plus haute de toutes les folies était de se
chagriner, qu'il fallait savoir monter son âme à
une sorte de stoïcisme, qui nous fit regarder avec
indifférence tous les événements de la vie ; que
pour lui, loin de s'affliger de rien, il se réjouis-
sait de tout, que si l'on examinait avec attention
ce qui paraîtrait devoir, au premier coup d'ceil,
nous désoler le plus cruellement, on y trouverait
bientôt un côté agréable; qu'il s'agissait de saisir
celui-là, d'oublier l'autre; et qu'avec ce système
on parvenait à changer en roses toutes les épines
de la vie... que la sensibilité n'était qu'une fai-
blesse dont il était facile de se guérir, en repous-
sant de soi avec violence tout ce qui voulait nous
assaillir de trop près, et en remplaçant avec
vitesse par une idée voluptueuse ou consolatrice,
les traits dont le chagrin voulait nous effleurer...
que cette petite étude n'était l'affaire que de
très peu d'années, au bout desquelles on réus-
sissait à s'endurcir au point, que rien n'était
plus capable de nous affecter. Et il assura made-
moiselle qu'elle serait toujours malheureuse,
tant qu'elle n'adopterait pas cette prudente
philosophie...
ET VALCOUR 25 I
Aline ne répondit rien, et monsieur se retour-
nant vers moi, me fit tout haut, sur mademoi-
selle, des questions de la plus grande indécence.
Quand il vit que je baissais les yeux sans
répondre, il m'apostropha avec humeur; il me
dit que je n'aurais pas beau jeu avec lui, si je
voulais faire aussi la prude; que le ton de sa
maison était autrement libre que celui du logis
que je quittais, et qu'il fallait, ou s'y mettre,
ou s'attendre à n'y pas demeurer longtemps.
Ensuite, en me renouvelant les questions indis-
crètes qu'il venait de me faire sur sa fille, il me
dit que dès qu'il allait la marier, il fallait bien
qu'il connût ces choses-là, et que ne voulant pas
tromper son gendre, il était essentiel qu'il sût si
la marchandise était sans défaut; mais que
puisque je refusais de le lui apprendre... il fouil-
lerait les ballots lui-même, pour en apprendre
la valeur; et là-dessus il dit à mademoiselle qu'il
faisait bien chaud, qu'il lui conseillait d'cter
toutes les coiffes et tous les mantelets dont elle
était affublée.
Mais Aline qui avait choisi le strapontin par
préférence, courbée sur la portière, et la tête
cachée dans ses mains, n'écoutait rien, et ne
répondait à rien...
Alors, monsieur le président me demanda
relativement à moi les mêmes éclaircissements
252 ALINE
qu'il voulait que je lui donnasse sur mademoi-
selle, et il accompagna ses questions de gestes
si malhonnêtes... d'actions tellement indécentes,
que je le menaçai d'appeler ou de me jeter hors
de la voiture. Il me dit qu'il saurait me mettre à
la raison ; que je me trompais fort, si j'imaginais
qu'il m'emmenât pour plaire à sa fille ; et qu'as-
surément il m'aurait laissée, sans ma jeunesse et
ma jolie figure; qu'il attendrait, puisque je fai-
sais autant la difficile, mais qu'il me prévenait
qu'il en faudrait toujours venir là, et qu'il y avait
à Blamont des moyens sûrs pour vaincre la
résistance des filles.
Peu après il se rendormit, et ne parla presque
plus du jour. A environ un quart de lieue de Sens,
une roue se cassa, et nous arrivâmes comme
nous pûmes à l'auberge de la poste, où il fallait
bien coucher malgré nous. Monsieur parla lui-
même à la maîtresse de la maison, et nous mon-
tâmes, peu après, dans une chambre à deux lits,
où il fit porter les équipages de nuit de made-
moiselle, me disant que c'était là sa chambre et
celle de sa fille, et que je n'avais qu'à en deman-
der une pour moi. Mais Aline me prit par le
bras, et dit qu'elle allait en demander une pour
elle et pour moi, parce qu'elle ne pouvait se
passer de sa femme de chambre la nuit.
— Eh bien ! dit le président, on tendra un
ET VALCOUR 253
troisième lit ici, mais vous, ma fille, vous ne
coucherez sûrement pas ailleurs.
— Je vous demande pardon, mon père, dit
Aline en ouvrant brusquement la porte, et se
jetant avec moi sur la galerie.
Alors elle appela la maîtresse, et lui demanda
une chambre.
Cette femme, guidée par les yeux du président
qu'elle consulta aussitôt, répondit qu'elle n'avait
d'autre lit à lui donner, que celui qui était dans
l'appartement de monsieur, et que toute sa mai-
son était pleine.
— Mais vous destiniez un coin à cette fille,
dit Aline en me montrant.
— Oui, mademoiselle; mais cette chambre
n'est pas faite pour vous.
— N'importe, n'importe, j'y coucherai avec
elle; tout est bon, pourvu qu'il soit décent, et
rien ne l'est moins, madame, que de faire cou-
cher une fille dans l'appartement de son père.
— Cela nous arrive pourtant tous les jours.
— Vous trouverez bon que ce ne soit pas moi.
L'hôtesse n'osant répliquer, ouvrit une assez
mauvaise petite chambre à l'autre extrémité de
la galerie, et nous y entrâmes, sans que le pré-
sident, qui nous voyait de sa porte, osât pro-
noncer un seul mot.
Mademoiselle demanda un bouillon pour elle,
254 ALINE
et un poulet pour moi. Elle supplia instamment
l'hôtesse de prendre elle-même la clef de notre
chambre, et de ne nous ouvrir le lendemain que
quand son père voudrait partir.
A peine fûmes-nous renfermées, que replaçant
devant les yeux d'Aline la conduite de son père
dans cette seule journée, je lui dis, qu'après tous
les dangers que nous courions avec un tel
homme, nous ferions peut-être prudemment,
d'essayer à nous sauver d'où nous étions. Je lui
représentai qu'une fois au château, les moyens
que nous trouvions à présent ne nous seraient
peut-être pas offerts.
Mais mademoiselle qui ne se ressouvenait
point du château de Blamont, où elle n'avait été
qu'une fois avec sa mère, dans son enfance, me
dit qu'il lui paraissait impossible que nous n'eus-
sions là les mêmes moyens qu'ici; qu'elle espé-
rait fléchir Dolbourg ; obtenir de lui de renoncer
à ses projets, et que favorisée par monsieur
Déterville, elle ne voulait s'écarter en rien des
conseils qu'elle en avait reçus.
— Mademoiselle, lui dis-je, monsieur Déter-
ville, qui s'est expliqué devant moi, a dit ce me
semble, que pour légitimer votre fuite il ne fallait
que trouver des torts à monsieur votre père. Ses
propos... ses projets d'aujourd'hui, tout cela
n'annonce-t-il pas des horreurs...
ET VALCOUR 255
— Julie, médit cette inestimable maîtresse,
tu ne sais pas ce que c'est que d'accuser son père?
Tu ne sens pas ce qu'il en coûte à une âme
comme la mienne, pour divulguer des torts de
cette espèce, dans celui de qui je tiens le jour;
j'aimerais mieux mourir que d'oser une telle
chose; et dans tout ceci, d'ailleurs, il n'y a
encore rien de réel, rien que je puisse prouver,
et rien qu'il ne puisse combattre...
O ma chère amie ! espérons, ceci ira peut-
être mieux que tu ne crois, j'attends tout de
Dolbourg... Quoi qu'il en soit, ajouta-t-elle, en
me saisissant la main, avec un air qui me fit
frémir, ne crains rien Julie, je ne trahirai jamais
l'amant que j'aime; je ne ferai jamais d'autre
choix que celui de ma mère; et s'il faut une vic-
time à ces monstres, voilà la main, dit-elle, en
tendant la sienne, voilà la main qui en ouvrira
le flanc...
Ensuite elle se jeta sur le lit sans se désha-
biller, et passa la nuit dans les larmes.
Le lendemain matin on vint nous avertir pour
le départ ; nous sortîmes promptement et fûmes
nous tenir à la porte de la chambre de monsieur,
sans y entrer. Il parut; nous descendîmes avec
lui et nous reprîmes dans la voiture les mêmes
places que nous avions la veille.
Monsieur ne dit pas un mot; nous imitâmes
256 ALINE
son silence et nous arrivâmes vers midi au châ-
teau de Blamont, dont les abords ténébreux et
isolés surprirent et effrayèrent mademoiselle,
qui, comme je viens de le dire, ne se ressouvenait
plus de sa position. La voiture pénétra jusque
dans la cour intérieure, et là, nous trouvâmes
monsieur Dolbourg, qui offrit son bras à made-
moiselle pour descendre de la voiture; elle
accepta cette politesse et lui fit une révérence
pleine de douceur.
La voiture se retira, nous entrâmes dans la
salle d'en bas; tout est triste dans cet affreux
château, tout y noircit l'imagination, tout y
inspire la terreur; et cette horrible maison a
plutôt l'air d'une forteresse que d'une habitation
de campagne; on n'y voit que des voûtes, des
grilles, des portes épaisses.
Dès que nous fûmes entrées, monsieur me dit
de faire porter les équipages de sa fille dans
l'appartement qu'on m'indiquerait ; mais made-
moiselle m'arrêtant, demanda instamment à ces
deux messieurs de permettre que je ne la quit-
tasse point.
— Oh! parbleu, dit brusquement monsieur de
Blamont, elle ne mangera ni ne couchera pour-
tant point avec vous; il me semble qu'une fille
est en sûreté quand elle est entre son père et
l'époux qui doit lui appartenir.
ET VALCOUR 257
— Vous n'avez rien à craindre, mademoiselle,
dit monsieur Dolbourg, daignez me croire et
iaissez sortir votre Julie...
Aline n'osa résister; je fus faire ce qui m'était
ordonné et revins aussitôt dans le salon. Made-
moiselle était assise entre ces deux messieurs,
et je sus, qu'à cela près de quelques propos dépla-
cés, parce qu'il était impossible à de tels gens de
n'en pas tenir, il n'avait été pourtant question,
dans cette première entrevue, que de choses
indifférentes. Dès qu'Aline me vit revenir, elle
demanda la permission de se retirer : elle lui fut
accordée; monsieur lui donna la main lui-même
pour la conduire dans sa chambre; quand elle y
entra, voyant qu'il n'y avait qu'un lit, elle
demanda instamment qu'on en tendît un autre
pour moi.
— C'est impossible, lui répondit le président,
mais elle est à portée de vous et voilà des son-
nettes dont vous pouvez vous servir au besoin.
Cela dit, il se retira, et nous nous arrangeâ-
mes dans cette chambre. En furetant dans les
différents coins, nous aperçûmes dans l'embra-
sure d'une fenêtre la ligne suivante, écrite avec
un crayon : « C'est ici que la malheureuse
Sophie... »la phrase n'était pas finie...
— O ciel! dit Aline effrayée... ce sera ici
qu'il aura conduit cette pauvre fille. Je ne le
IV 17
258 ALIXE
savais pas, on me l'avait dite au couvent... Et
qu'en a-t-il fait? Pourquoi l'a-t-il emmenée dans
ce château?.. Pourquoi n'a-t-elle pu écrire que
cette ligne?.. O Julie! tout me fait frémir...
Nous en étions là, quand on vint avertir made-
moiselle que le dîner était servi. Bien sûre qu'on
la forcerait d'y paraître, elle n'osa faire des excu-
ses; elle se remit comme elle put de son trouble
et descendit.
Elle vit alors que la société était composée des
deux amis, d'une vieille dame, d'une jeune per-
sonne de quinze à seize ans, assez jolie, et d'un
jeune abbé ; la conversation fut générale tant que
les laquais servirent; mais renvoyés au désert,
elle prit un ton bien différent.
— Aline, dit le président, cette jeune personne
que vous voyez est la fille de madame ; elle est
ma maîtresse, je vous la recommande et j'espère
que vous vivrez bien avec elle... Ce vieux coquin
de Dolbourg a été mon rival quelque temps,
mais aujourd'hui que le sacrement l'enchaîne, il
m'a bien promis que ce ne serait que dans les
bras de l'hymen qu'il allumerait les feux de
l'amour ; cette belle enfant et sa mère seront les
témoins de votre mariage, et c'est monsieur
l'abbé qui le célébrera, circonstance à laquelle a
pensé s'opposer Dolbourg; car l'abbé est galant
et votre vieux mari est jaloux comme un Italien.
ET VALCOUR 259
Mademoiselle, les yeux constamment baissés,
ne répondit jamais un mot. On sortit de table, et
dès qu'on en fut hors, elle salua respectueuse-
ment son père et se retira. Elle prétexta de la
fatigue pour se dispenser du souper, et après
avoir encore visité l'une et l'autre tous les coins
de la chambre pour s'assurer qu'on ne pouvait y
pénétrer par surprise, elle s'y enferma avec moi
et passa la nuit à peu près comme la précédente,
mais plus agitée encore à cause de cette ligne
imparfaite de la main de Sophie, et dont elle ne
pouvait expliquer le sens. Telle fut l'histoire
du 28.
Le lendemain, dès neuf heures, le président
frappa. Nous lui ouvrîmes ; il m'ordonna de me
retirer, et ayant dit à sa fille de l'écouter avec
attention, il lui demanda si elle était décidée à
lui obéir et à épouser le lendemain son ami Bol-
bourg?
Mademoiselle lui dit qu'elle ne pouvait reve-
nir de la surprise où elle était de se voir faire
une telle proposition avant même que sa mère ne
fût enterrée; monsieur se voyant maître de sa
victime, répondit avec des termes durs qu'il se
moquait de ces considérations, qu'il voulait être
obéi, qu'il venait lui demander sa parole de
l'être, ou qu'il allait la faire jeter dans un cachot
dont elle ne sortirait de sa vie.
260 ALINE
Mademoiselle ne s'alarma point, son courage
fut extrême; elle dit qu'elle comptait trop sur les
bontés de son père pour craindre d'être ainsi
traitée ; mais que, puisqu'on exigeait un aussi
cruel sacrifice, elle demandait instamment de
pouvoir entretenir Dolbourg tête à tête. Cette
faveur ne lui fut pas refusée.
Le président sortit et monsieur Dolbourg
entra peu après... Il n'y eut rien qu'Aline ne fît,
rien qu'elle ne mît en usage pour le dégoûter de
cet hymen; l'amour et le désespoir prêtaient une
énergie à ses discours, à laquelle il semblait
impossible de résister... Dolbourg fut inébran-
lable ; enfin cette intéressante fille se jeta aux
pieds de son tyran avec des flots de larmes, pour
le conjurer de renoncer à ses projets... tout fut
inutile... Il lui dit froidement de se relever...
que ce qui était décidé se ferait... qu'il ne vou-
lait d'elle que sa personne... nullement son
cœur, qu'une fois sa femme, il saurait ou vaincre
ses répugnances, ou s'en moquer si elles redou-
blaient... qu'à l'égard de la haine qu'elle lui fai-
sait envisager, c'était la chose du monde qui
l'effrayait le moins; qu'il la ferait vivre dans une
telle solitude et dans une subordination si entière,
qu'il n'aurait pas à redouter les effets de cette
antipathie. Il dit que cela lui rappelait l'histoire
de sa dernière épouse; qu'il avait été de même
ET VALCOUR 26 I
obligé de la prendre d'assaut, comme il voyait
bien qu'il allait faire ici ; et que malgré toute la
hauteur du caractère de cette femme, malgré les
invincibles dégoûts qu'elle avait de même éprou-
vés pour lui, il avait su la réduire en peu de mois
au sort le plus soumis; qu'il se souvenait au mieux
des moyens, et que tout violents qu'ils pussent
être, il saurait les remettre en usage...
Alors mademoiselle, confuse de s'être abaissée
jusqu'à la prière avec un tel monstre, lui a dit
fièrement :
— Eh bien! monsieur, tout est dit, mon père
peut venir chercher ma parole, je serai votre
femme demain.
Monsieur de Blamont revenu, elle lui a renou-
velé devant Dolbourg les mêmes promesses avec
un visage ferme et tranquille; elle lui a demandé
pour unique grâce qu'on ne l'obligeât point de
descendre, et qu'on la laissât vingt-quatre heures
seule, pour se préparer à une action qui lui coû-
tait autant.
Le président balança ; il dit que ce n'était pas
à l'esclave à dicter des lois à ses maîtres.
— Aussi, reprit-elle promptement, vous voyez
bien que je ne demande que des grâces.
— Oui, oui, dit Dolbourg, en entraînant le
président, laissons-la bouder vingt-quatre heures,
puisque cela l'amuse; n'y a-t-il pas d'ailleurs
262 ALINE
des choses auxquelles il faut nécessairement que
puisse vaquer une fille qui va cesser de l'être,
continua-t-il avec un ton de persiflage aussi
impertinent que ridicule... Oui, oui, mon enfant,
ajouta-t-il, en voulant la prendre sous le men-
ton, oui, oui, faites bien tout cela, et que je n'aie
qu'à me louer du logis quand le papa m'en don-
nera les clefs.
Alors monsieur, voulant soutenir ce ton de
grossière plaisanterie, dit que dans la règle, on
devait balayer les chambres avant d'admettre
un nouvel hôte, qu'il fallait au moins leur donner
de l'air, et que ce soin le regardait seul.
— Assurément, dit Dolbourg, je ne suis point
jaloux, tu le sais, fais ce que tu voudras, mon
ami; tu n'avaleras jamais si bien l'huître que je
n'en retrouve encore l'écaillé, et c'est tout ce
qu'il faut à un époux examinateur, et qui mal-
heureusement n'est que cela.
Encouragé par ces plats et odieux propos, le
président s'avança avec impudence vers sa fille,
et la saisissant durement par le bras :
— Sauvage créature, lui dit-il, il n'y a plus de
défense ici, il n'y a plus de mère dans le sein de
laquelle tu puisses te jeter.
Mais à ces cruels mots mademoiselle tomba
à la renverse dans un fauteuil, et ses larmes,
ses sanglots allaient la suffoquer infaillible-
ET VALCOUR 263
ment, si Dolbourg, beaucoup plus enrayé que
son ami, ne m'eût appelée fort vite. Cachée
dans un coin, en dehors, d'où rien ne m'échap-
pait, j'accourus; mademoiselle était sans connais-
sance, je la délaçai promptement... mais les
scélérats... je frémis en traçant ces indigni-
tés... ils osèrent porter des yeux impurs sur
ce sein d'albâtre, agité des soupirs de la dou-
leur... inondé des pleurs du désespoir... ils
osèrent...
Oh! monsieur, n'en exigez pas davantage,
leurs exécrations furent au comble... on me
tenait pendant ce temps-là.
Mademoiselle en reprenant ses sens s'aperçut
de tout.
— Ah! ma chère Julie, s'écria-t-elle, qu'est-ce
donc que les monstres ont fait?..
— Hélas! répondis-je, en fondant en larmes,
c'est à ce prix qu'ils vous accordent vingt-quatre
heures...
— Bon, reprit-elle avec une fermeté qui
m'étonna, je n'ai pas besoin d'un plus long délai.
Et, s'approchant de la fenêtre, elle en considère
l'élévation, elle la mesure des yeux, elle avait plus
de quatre-vingts pieds de hauteur, et au bas était
un fossé de trois toises de large, et entièrement
plein d'eau...
— Eh bien, Julie, me dit-elle, après un peu de
264 ALIXE
réflexion, tu le vois, voilà nos projets impossibles.
— Plus que vous ne pensez, répondis-je avec
douleur, nous sommes observées de partout,
c'est ce qui met le comble à l'horreur de notre
sort... Regardez, lui dis-je, en montrant l'autre
côté du fossé, apercevez deux hommes qui ne
quittent jamais notre fenêtre de vue, et si je fais
le moindre pas dans la maison, je suis partout
suivie par deux autres. Notre position est
affreuse.
— Je le sens, me répondit Aline, aussi ne me
reste-t-il qu'un parti à prendre...
Ne la comprenant pas, j'osai lui dire que dans
la terrible circonstance où elle se trouvait, le
seul était de fléchir... mais sans en entendre
davantage, elle me repoussa avec humeur.
— Je te croyais mon amie, me dit-elle, mais
je vois bien que tu ne l'es pas; es-tu déjà vendue
à mes tyrans ? Sont-ce eux qui t'engagent à me
parler ainsi ? Suis-je donc déjà seule sur la
terre? Suis-je abandonnée?.. Suis-je livrée de
toutes parts à mes ennemis ?..
— O ciel! m'écriai-je en me jetant à ses pieds,
ma chère maîtresse peut-elle concevoir un tel
soupçon? Moi, vous trahir... moi, vous abandon-
ner! Ah ! comptez sur moi jusqu'à la mort...
A ce mot, elle frissonna, elle se leva brus-
quement, et me dit...
ET VALCOUR 265
— Je saurai bientôt si ce que tu m'assures est
vrai, et tu verras si le dernier moyen que je me
réserve ne me débarrassera pas sûrement de mes
persécuteurs!
— Quoi ! vous espérez de vous sauver?
— Oui, dit-elle, en souriant d'un air que je me
suis rappelé depuis, et qui ne me frappa point
assez pour lors; oui, Julie, je me sauverai... je
retournerai dans la maison de ma mère... il ne
sera pas vrai, comme ils l'ont dit, que son sein
ne me servira plus d'asile... il m'en servira,
Julie... il m'en servira encore.
Et ayant fait deux tours dans la chambre avec
une grande vitesse, elle me demanda un verre
d'eau...
— Voilà, dit-elle en le prenant, le dernier
repas que je veux faire à Blamont.
— Mademoiselle, lui dis-je, croyant la voir
un peu remise, et lui supposant des moyens de
fuir qu'elle allait me communiquer, ce repas ne
vous donnera pas de grandes forces, si vous avez
envie d'aller loin.
— Assurément, me dit-elle d'un air ouvert et
libre, assurément, ma bonne amie, j'irai fort
loin... Peut-on trop fuir un tel séjour!..
Elle me demanda son écritoire, je le lui don-
nai... Elle me dit de la laisser tranquille jusqu'à
ce qu'elle sonnât.
266 ALINE
J'obéis, elle écrivit jusqu'à sept heures...
Alors elle me fit entrer, et après m'avoir fait
asseoir :
— Regarde les suscriptions de ces lettres, me
dit-elle...
Je les lus. Sur l'une était écrit : A mon meil-
leur ami.
— Je gage, lui dis-je, que celle-là est pour
monsieur Déterville.
— Assurément...
Je lus l'autre, il y avait : A celui que j'idolâ-
trerai même au delà du tombeau...
— Oh! pour celle-là, lui dis-je, je mettrai le
nom quand vous voudrez.
Et elle sourit...
Sur la troisième était : Aux mânes de ma
mère.
— Veux-tu porter celle-là, me dit-elle ?
— Oh! mademoiselle!
— Eh bien ! je la porterai, mon enfant... jela
remettrai moi-même...
Et elle se leva avec une agitation prodigieuse.
Oh! pourquoi tous ces mouvements... pour-
quoi toutes ces paroles m'ont-elles échappé!..
Peu après, elle me dit que depuis que nous
étions hors de Vertfeuille, nous n'avions pas
encore imaginé de prier un instant pour sa mère.
— Cela est vrai, lui dis-je.
ET VALCOUR 267
— Réparons cela, Julie.
Elle se mit à genoux, m'ordonna de m"y met-
tre et de réciter dans mon livre l'office des
morts, lentement et de manière à ce qu'elle pût
me suivre et m'entendre.
Elle remplit ce devoir avec une ferveur... une
componction qui m'édifia jusqu'aux larmes;
ensuite elle voulut que nous récitassions ensem-
ble le vingt-quatrième psaume Dominas ill innina-
tio mea, dont le sens est, que quel que soit le
nombre des ennemis qui nous accablent, on ne
doit rien craindre, quand on a Dieu pour pro-
tecteur et la vie éternelle pour espoir; mais
quand elle en fut au troisième verset :
« Mon père et ma mère m'ont abandonnée, le
Seigneur seul s'est chargé de moi... »
ses yeux se remplirent de larmes... et elle se
livra à la plus profonde douleur; peu après elle
se releva.
— Je suis plus tranquille à présent, me dit-
elle; on ne conçoit pas quelle satisfaction éprouve
une âme sensible à prier pour ce qui l'intéresse;
cette pauvre mère... cette tendre mère... comme
elle m'aimait, quels soins elle a pris de mon
enfance!., comme dans un âge plus avancé, le
bonheur de ma vie l'occupait uniquement,
comme elle me pressait encore dans ses bras
quelques heures avant d'expirer ! Je n'ai plus
268 ALÏXE
rien, tout est perdu pour moi sur la terre, tout
est perdu, Julie, je n'ai plus rien... Et ses pleurs
recommencèrent à couler.
Cependant, il était près de onze heures, elle
me demanda si je voulais veiller avec elle... c'est
ce que je désirais... j'acceptai.
— Bon, me dit-elle, mais nous ne passerons
pas la nuit entière pourtant; un peu avant qu'ils
ne viennent me chercher, je serai bien aise de
prendre quelques heures de repos. Je veux être
belle pour la cérémonie... je veux l'être autant
que la nature pourra me le permettre... Ah ! me
dit-elle, après un instant de réflexion... ils sou-
pent... ils sont dans la joie et dans les plaisirs...
ils ne m'entendront pas, donnez-moi ma gui-
tare.
Elle la prit, l'accorda, et parodia sur-le-champ
les couplets qui suivent, sur ceux de la romance
de Nina :
Air : Romance de ."
MÈRE adorée,- en un moment
I-a mort t'enlève à ma tendresse !
Toi qui survis, o mon amant :
us oonsoier ta maltri
Ali ! qu'il revienne bis), hélas : I
Mais le bk-n-aimë ne vient pas.
ET VALCOUR 269
Comme la rose au doux printemps
S'entr'ouvre au souffle du Zéphyie,
Mon âme à ces tendres accents
S'ouvrirait de même au délire,
En vain, j'écoute ; hélas ! hélas !
Le bien-aimé ne parle pas.
Vous qui viendrez verser des pleurs,
Sur ce cercueil où je repose ;
En gémissant sur mes douleurs,
Dites à l'amant qui les cause,
Qu'il fut sans cesse, hélas! hélas!
Le bien-aimé jusqu'au trépas.
Et aussitôt qu'elle eut fini...
— Va dit-elle, en brisant avec fureur sa guitare
contre le mur, va loin de moi, inutile instru-
ment, après avoir chanté celui que j'aime pour
la dernière fois, tu ne dois plus servir à rien.
Je n'osais lui parler, je la voyais dans un
trouble, dans une agitation... Tantôt elle se
levait et marchait à grands pas; tantôt elle se
rasseyait, et s'abîmant dans sa douleur, on
n'entendait plus d'elle que des gémissements et
des cris.
Onze heures sonnèrent... elle les compta.
— Je n'ai plus que cette quantité d'heures à
moi, me dit-elle... Ils doivent venir à dix, et ras-
270 ALINE
semblant ses lettres, elle les mit sous une enve-
loppe à votre adresse...
— Déterville ne t'a-t-il pas recommandé, me
demanda-t-elle, de lui envoyer un journal exact
de tout ce qui se passait ici?
— Oui, mademoiselle.
— Eh bien ! il faut le faire, et quand tu
l'enverras, n'oublie pas d'y joindre ce paquet.
Elle me le remit, me faisant jurer de vous
l'envoyer exactement.
Ces soins remplis, elle se calma; nous cau-
sâmes deux ou trois heures avec tranquillité; elle
paraissait inquiète du sort de Sophie, elle ne
concevait ni comment elle était venue dans ce
château, ni pourquoi son nom se trouvait dans
cette chambre. Comme elle ne savait pas la fuite
d'Augustine, ni les soupçons affreux que cette
aventure nous avait inspirés, d'après vos ordres
je continuai de lui tout cacher. Nous parlâmes
d'objets indifférents, mais elle entremêlait tou-
jours dans ses propos des choses sinistres, et
qui m'effrayaient beaucoup. Quelquefois elle me
demandait combien de temps il fallait à un corps
pour se conserver entier après le dernier soupir...
Si je croyais qu'une personne qui s'ouvrirait les
veines serait bien longtemps à expirer; d'autre-
fois, si j'imaginais que dans le cas où elle mourut
à Blamont, son père lui refuserait la grâce d'être
ET VALCOUR 27 I
placée auprès de sa mère? Si je croyais que Val-
cour serait bien fâché d'apprendre sa mort? Et
mille autres propos semblables, mais auxquels
je ne fis jamais toute l'attention que j'aurais dû
faire.
Enfin trois heures sonnèrent, elle tressaillit...
— Comme le temps passe, dit-elle ; lorsqu'on
est près d'un grand événement, il semble que les
instants coulent avec plus de rapidité. Quand
cette même heure sonnera ce soir, il y aura bien
des choses de faites...
Puis se tournant vers moi... elle me regarda
quelques temps sans rien dire, ensuite elle
compta les années qu'il y avait que nous étions
ensemble ; elle daigna remarquer avec attendris-
sement que j'y étais depuis qu'elle avait atteint
l'âge de la raison...
— Tu étais presque aussi enfant que moi, me
dit-elle, je m'en souviens.
— Honnête créature, continua-t-elle en
m'embrassant, je n'ai jamais pu rien faire pour
toi... je me serais satisfaite si j'avais épousé
Valcour... je te recommande à Déterville... et
ce propos fut un des plus forts qu'elle m'ait tenus;
un de ceux où son projet semblait le mieux se
découvrir sans qu'elle y pensât... Funeste per-
mission du Ciel... je n'y pris pas encore assez
garde, j'étais remplie de l'idée qu'elle voulait
!72
s'échapper, et que ce n'était qu'au cas où son
projet ne pût avoir lieu, qu'elle attenterait à ses
jours, et je me résolvais bien alors à ne la point
perdre de vue. Elle récapitula tout ce qu'elle
avait fait depuis que nous étions ensemble, ses
espérances, ses craintes, ses inquiétudes, ses
désirs, ses chagrins, ses moments de douceur...
Elle n'oublia rien...
— Oh ! dit-elle après avoir fini... que c'est une
chose courte que la vie... il semble que tout cela
ne soit qu'un songe.
Quatre heures sonnent...
— Sors doucement, me dit-elle alors, va voir
s'il serait possible de fuir; examine le chemin
jusqu'aux portes du château ; s'il est libre, viens
me chercher, et nous échapperons.
— Mais ne vardrait-il pas mieux, mademoi-
selle, que vous vinssiez avec moi ?
— Non, si nous sommes surveillées, on irait
dire que je veux me sauver, et ils accourraient
aussitôt exercer sur moi quelque nouvelle vio-
lence...
Je sortis... à peine fus-je au détour du cor-
ridor, toujours très éclairé, que deux gens de la
maison se présentèrent brusquement à moi, et
me demandèrent où j'allais, ce que je voulais, et
pourquoi j'étais encore levée, je prétextai un
besoin de prendre l'air ; ils me dirent en me
ET VALCOUR 273
repoussant que ce n'était pas là l'heure, et que
j'eusse à rentrer promptement, ou qu'ils allaient
éveiller monsieur.
Je revins rendre à mademoiselle le triste
compte de ma mission...
— Allons, me dit-elle, ma bonne amie, il faut
s'y résoudre... que la volonté de Dieu soit faite...
va prendre quelques heures de repos, je ne serai
pas fâchée moi-même de dormir un peu...
Puis avec la plus grande tranquillité, et c'est
ce qui me trompa :
— Ils doivent venir à dix heures, tu entreras
chez moi à neuf, il me faut bien une heure pour
m'habiller...
Je résistai pourtant à cette attention de sa
part.
— Je lui dis que je n'avais nullement besoin
de repos, et que j'aimais mieux rester à lui rendre
des soins...
— Non, non, dit-elle, en m'attirant vers la
porte, cela m'empêcherait de dormir, nous
sommes en train de parler, nous n'en finirions
pas... Va, ma bonne amie... va, et ne manque
pas surtout d'entrer une heure avant eux, tu
sens bien que je ne veux pas qu'ils me trouvent
au lit.
J'allais me rendre à ses instances, qnand elle
s'aperçut que j'oubliais le paquet de lettres sur
IV 18
274 ALINE
la table, elle revint le prendre avec inquiétude,
et le cacha dans mon sein...
Je sortais... elle m'arrêta... elle jeta ses bras
autour de mon cou, et me serra sur elle avec
des flots de larmes. S'apercevant bientôt que ce
nouvel accès de douleur m'affectait avec trop de
violence, elle se contint, continua de me ramener
doucement vers la porte, en me recommandant
de ne rien oublier de ce qu'elle m'avait dit.
Je me retirai... mais avec un trouble dont je
n'étais pas maîtresse... je passai dans ma cham-
bre, où vous croyez-bien que je ne dormis pas...
je vins plusieurs fois écouter doucement à sa
porte, résolue d'entrer au moindre bruit que
j'entendrais. Jamais aucun ne frappa mon oreille,
et quand neuf heures sonnèrent, je me précipai
dans son appartement avec une inquiétude inex-
primable.
O monsieur! quel spectacle!., il m'est impos-
sible de vous le peindre... cette chère maîtresse...
cet ange du ciel que je pleurerai toute ma vie...
elle était à terre... elle était noyée dans son
sang... elle avait devant elle les tresses des che-
veux de madame, au milieu desquelles elle avait
placé le portrait en miniature qu'elle possédait
de cette mère respectable. Il est à croire qu'elle
s'était poignardée devant ces chers objets de son
cœur, et qu'à mesure que la perte de sang lui
2.1^
ET VALCOUR 275
avait cté ses forces, elle était tombée sur ses
genoux à la renverse ; telle était la position où
je la trouvai. L'arme qu'elle avait employée
était une branche de longs ciseaux, dont elle se
servait à sa toilette; elle avait séparé cette
branche de l'autre, et se l'était enfoncée à trois
reprises au-dessous du sein gauche; le sang avait
abondamment coulé des trois blessures, et il ruis-
selait à grands flots dans la chambre ; l'envie de
la secourir, s'il en était temps, fut plus forte en
moi que l'épouvante; je volai à elle, mais elle
était déjà froide, déjà les ombres de la mort
obscurcissaient les traits de son beau teint, déjà
ses yeux étaient fermés à la lumière; déjà le
monde avait perdu son plus bel ornement.
Je la pris dans mes bras, en l'arrosant de lar-
mes; je l'étendis sur son lit, et jetant les yeux
sur la table, j'y trouvai l'écrit suivant que je
transcrivis promptement dans mes tablettes
avant de faire monter personne... Le voici mot
à mot :
<i Je demande humblement pardon à mon père,
et de l'action que je commets chez lui, et de
l'humeur que je lui ai donnée par ma résistance à
ses ordres; il fallait que les motifs qui fondaient
cette résistance fussent bien violents, puisque je
préfère la mort à ce qui m'était destiné; j'implore
pour dernière grâce, d'être placée auprès de ma
276 ALINE
mère, comme elle l'a désiré, et qu'on enferme
avec moi, dans le cercueil, ce portrait et ces
cheveux, où mes lèvres s'impriment en arrachant
ma vie. »
Aline de Blamont.
Ce billet transcrit, j'appelai... Monsieur le
président arriva; le croirez-vous, monsieur... les
excès d'inhumanité de cet homme seront-ils
conçus de votre âme sensible?.. Ce lugubre
tableau ne lui inspira que de la colère... mais
elle fut terrible... Il s'en prit à moi ; il m'accabla
d'invectives... il me jeta à terre, et me foulant
aux pieds, il me dit que c'était moi qui avais tué
sa fille... Abîmée dans ma douleur, supportant
tout sans avoir la force de répondre, je lui mon-
trai du doigt le billet qui était sur la table; il le
lut rapidement, et contraint à me justifier, il
n'eut plus l'air de prendre garde à moi ; il se
promena à grands pas dans la chambre, sans que
la douleur s'imprimât jamais sur son front, sans
qu'on y pût voir autre chose que de la fureur et
de la rage. Au bout de quelques minutes, il
redescendit et reparut bientôt avec Dolbourg...
Celui-ci frémit... lut le billet... reporta les yeux
sur Aline... et versa des larmes... Puis, adres-
sant fièrement la parole au président :
— Monsieur, lui dit-il, c'en est trop ; cet épou-
vantable événement m'ouvre enfin les yeux sur
ET VALCOUR
tous les désordres de ma vie; ce n'est que par
mes vices que j'ai inspiré de l'horreur à cette
malheureuse; je suis las de n'être dans le monde
qu'un objet de terreur et de mépris; les derniers
rayons de cette vertu sans tache... frappent mon
cœur, l'éclairent, et le déchirent...
O fille céleste! continua-t-il, en prenant une
des mains de ma maîtresse qu'il couvrit de ses
larmes, pardonne-moi le crime dont je suis
cause, daigne obtenir de l'Éternel dont tu fais
déjà toute la gloire qu'il veuille me le pardonner
aussi, je vais l'expier dans la douleur; je vais le
pleurer le reste de ma vie.
Adieu, monsieur, je ne partagerai plus vos
débauches, une retraite sévère va m'ensevelir
pour jamais... ne me suivez pas, et ne me voyez
de vos jours.
En disant cela il sortit, et une heure après il
était loin du château.
Mais l'âme de monsieur de Blamont ne
s'ébranla pas aussi facilement; plus furieux
encore de la perte de son ami que de celle de sa
fille, il s'en reprit à moi de nouveau, il me dit
que si j'avais surveillé Aline, cet événement
n'aurait pas eu lieu. Je le priai de se rappeler
qu'il m'avait défendu de coucher dans la chambre
de mademoiselle, que j'y avais pourtant passé
une partie de la nuit, malgré ses ordres, et que
278 ALINE
ce malheur était arrivé vers le matin, dans un
moment où Aline m'avait expressément enjoint
de me retirer...
Il sortit furieux, et remonta peu après avec la
vieille dame et l'abbé ; celui-ci dit, en minau-
dant et pinçant son jabot, que cela était affreux,
mais qu'il était important de suivre le fil de cette
aventure, qu'il y avait assurément des branches
à tout cela qu'on ne découvrirait jamais sans
faire arrêter la complice, et ils se parlèrent tout
bas avec le président.
Pendant ce temps la vieille dame, très émue,
lisait le billet et considérait mademoiselle ; elle
s'approcha du président.
— Monsieur, lui dit-elle, si vous faites quelque
cas de mes conseils, je crois que ce que vous
avez de plus sage... de plus honnête à exécuter,
est de faire mettre Aline dans une bière, de la
renvoyer à Vertfeuille pour y être enterrée près
de votre femme comme elle le désire, et de la
faire accompagner sans éclat par cette pauvre
fille qui, bien certainement, n'est pas coupable;
je vous en demande pardon, monsieur, mais si
vous vous décidez à autre chose, j'imiterai Dol-
bourg, et ni ma fille ni moi ne resterons pas une
minute de plus chez vous.
— Eh bien! allez tous au diable, dit le prési-
dent en fureur... mais voilà un crime constaté,
ET VALCOUR 279
j'en veux savoir l'origine ; cette créature peut
seule me l'apprendre, elle refuse de me le dire,
je ne connais pas d'autre moyen que de la mettre
entre les mains de la justice.
— Assurément, dit l'abbé, il n'y a pas d'autre
parti à prendre, c'est celui de la raison et de la
sagesse.
— Je ne le crois pas, dit la dame avec beau-
coup de force et de sang-froid, car cette fille qui
n'a rien commis, n'avouera rien, hors de vos
mains elle se plaindra, et ébruitera un événement
horrible que vous avez le plus grand intérêt à
cacher.
Là-dessus, le président, sans répondre, sortit
en grondant, on le suivit, et je restai seule en
proie à mes douleurs et à mes inquiétudes.
Voilà, monsieur, tout ce que j'avais d'affreux
à vous apprendre; je ne vais plus m'occuper que
des moyens de vous faire passer ces lettres, je
mettrai la dernière ligne à la mienne, à l'instant
où je croirai pouvoir vous l'envoyer en sûreté.
Post-scriptum de Julie.
Le conseil de la vieille dame a sans doute pré-
valu, tout s'apprête pour le départ, Aline sera
conduite à Vertfeuille dans une voiture fermée,
confiée à mes soins et au seul domestique qui
guidera les chevaux; le tout passera pour une
280 ALINE
voiture de meubles que monsieur envoie à la
terre de madame, et c'est à vous que cela
s'adresse; monsieur qui sait que je vous écris,
et qui me fournit les moyens de vous faire tenir
ma lettre, vous prie de nous attendre, et de ne
partir de Vertfeuille qu'après avoir rempli envers
Aline les mêmes soins dont vous avez bien
voulu vous charger pour madame de Blamont;
ainsi vous allez revoir votre malheureuse amie...
mais dans quel état? L'auriez-vous pensé?
J'avais une autre lettre toute prête et moins
détaillée, c'eût été celle que vous auriez reçue,
si monsieur le président eût voulu voir ce que
j'écrivais, mais il ne l'exige pas, je vous envoie
le vrai journal...
Adieu, monsieur, ma douleur me suffoque, et
je finis en vous assurant de mon respect.
Julie.
Post-scriptum de Déterville à Valcour.
Je l'attends... et pour couvrir son cercueil des
larmes amères de mon désespoir, et pour lui
rendre les derniers soins. Je t'envoie toujours ce
funeste détail, ainsi que ses lettres posthumes.
Que ces cruels écrits entretiennent éternelle-
ment ta douleur. Si tu fais tant que de pouvoir
survivre à celle qui sut t'aimer ainsi... au moins
ET VALCOUR
regrette-la sans cesse, qu'elle nourrisse toutes les
pensées de ta vie, et consacre-lui tous les
instants de ton existence; je ne te permets
d'autres distractions que celles que la piété
pourra t'offrir... Mais si jamais, quoiqu'elle te
conseille, le monde te revoit après une telle
perte, je dirai : Valcour n'était pas digne d'Aline,
il ne l'est plus de Déterville.
LETTRE LXIX.
ALINE A DETERVILLE
Au château de Blamont, ce 2g avril.
ifîQous êtes étonné du parti que je prends,
^ monsieur, mais soyez sûr qu'il ne m'en
reste pas d'autre, puisque j'ai fait tant
d'adopter celui-là. Croyez que si j'avais pu pro-
fiter de vos offres obligeantes, je l'aurais fait
sans doute, Julie vous dira que la fuite ne nous
a été possible que dans un moment où elle ne
s'accordait ni avec vos conseils, ni avec mon
devoir.
Je demande avec les plus vives instances d'être
placée à côté de ma mère, rappelez-vous qu'elle
l'a voulu. Si la cruauté de ceux chez qui je suis
' Celle-ci et les deux suivantes, sont les lettres posthumes d'Aline,
incluses dans le paquet que Déterville envoyait à Valcour avec le
journal de Julie.
ALINE ET VALCOUR 283
maintenant, s'étendait jusqu'au refus de cette
grâce, réclamez-moi, monsieur, je vous conjure,
représentez que j'ai trop souffert dans ma vie,
pour ne pas me flatter au moins d'une telle
faveur après ma mort.
Ce paquet devant vous être rendu avant que
vous ne receviez mes tristes cendres, je vous
prie de faire mettre dans le cercueil de ma mère,
celle de ces lettres qui lui est adressée, et de
faire tenir l'autre à Valcour. Dites-lui, monsieur,
que je meurs pour me conserver à lui... sa déli-
catesse m'entendra. Il ne me restait plus d'autre
parti entre celui que je prends, ou celui d'être
une créature infâme... était-il en moi de
balancer?
Je vous prie de vouloir bien me rappeler quel-
quefois, monsieur, au tendre souvenir de ma
chère Eugénie et de sa respectable mère; si l'une
et l'autre me condamnent, vous me défendrez,
je remets tous mes droits aux mains de l'amitié,
c'est elle que je prie de m'excuser, sans com-
promettre surtout celui que la nature m'oblige à
respecter, quels que puissent être ses torts.
Que de bontés vous avez pour ma mère et
pour moi, monsieur, et quelle indiscrétion de
vous donner autant de peines ! Je vous conjure
pourtant de ne pas me refuser vos derniers
soins; je vous les demande au nom de ce sen-
284 ALINE
timent pur que vous m'avez juré tant de fois.
Vous souvenez-vous de ces soirées char-
mantes, passées dans quelques-uns de nos hivers
à Paris, entre vous, ma mère, votre aimable
famille et Valcour, où vous me disiez que ce
serait moi qui vous survivrais à tous, que c'était
à moi qu'était réservée l'épitaphe de la société :
ce pronostic me désolait. Vous vous le rappelez:
comme il s'est heureusement démenti... Oui,
monsieur, je dis heureusement, c'est l'être qui,
restant seul au monde, se trouve avoir à pleurer
tout ce qu'il avait de plus cher que l'on doit
regarder comme à plaindre... celui qui meurt
l'est beaucoup moins, et connaissant votre sensi-
bilité, voilà pourquoi je m'afflige infiniment plus
pour vous que pour moi. Mais ne me regrettez
pas, monsieur, le bonheur où j'ose aspirer main-
tenant est bien au-dessus de celui qui pouvait
m'attendre en ce monde; daignez employer ces
motifs pour consoler Valcour, je crains les pre-
miers moments pour lui... que n'êtes-vous là
pour lui donner vos soins ! Oh ! monsieur, je dis-
pose de bien peu de choses, mais au moins per-
sonne ne peut m'enlever ce qui est à moi. Je
désire donc que mes petits ouvrages et mes des-
sins soient envoyés à Valcour, parce que je sais
qu'il les aime, ce don lui fera plaisir; et vous,
monsieur, je vous supplie d'accepter mes livres.
>
ET VALCOUR 285
Vous voudrez bien partager ce qui me reste,
d'ailleurs, tant en effets qu'en argent; entre les
pauvres de Vertfeuille et ma chère Julie, je vous
recommande cette fille, faites qu'elle puisse
trouver place dans les legs pieux de ma mère,
elle en est digne et par sa conduite et par tous
les soins qu'elle a eus de moi jusqu'au dernier
moment.
Adieu, monsieur, souvenez-vous quelquefois
d'Aline, vous n'eûtes jamais une meilleure ni
une plus sincère amie.
LETTRE LXX.
ALINE AUX MANES DE SA MERE.
Ait château de Blamont, ce 29 avril.
vous qui me donnâtes le jour!., vous
dont je baise les dépouilles mortelles
en traçant ces derniers caractères...
Ombre chérie que je vois... que j'entends et qui
m'inspire le courage de me rejoindre à vous;
dans peu d'heures nous serons réunies... En
paix dans le sein maternel, les crimes et les
cruautés des hommes ne pourront plus atteindre
votre malheureuse fille ; elle retrouvera dans ce
sein sacré le calme et le repos qu'elle n'a pu ren-
contrer dans le monde... Ouvrez vos bras, ma
mère, ouvrez-les que j'y descende... Daignez
ALINE ET VALCOUR 287
recevoir votre fille dans l'asile où vous reposez...
Mourons ensemble puisque nous n'avons pu y
vivre...
Les barbares! ils ont voulu m'immoler sur
votre tombeau... Vos cendres n'étaient pas
refroidies, que le crime était déjà dans leur coeur.
Que dis-je, ils avaient peut-être tranché le fil de
votre vie, pour mieux conduire celui de leur
odieuse trame!..
J'ai résisté, ma mère, et cependant je ne suis
plus digne de vous. Nos chairs vont reposer et
se flétrir ensemble... vous ne m'aurez précédée
que de bien peu dans l'abîme de l'éternité... je
m'y plonge après vous, pleine de confiance en la
bonté de l'Etre auprès duquel vous êtes déjà...
J'ose espérer qu'il ne me punira point de ma
faute ; j'arriverai près de lui, soutenue par vos
vertus, elles m'obtiendront la clémence dont je
ne me flatterais pas sans elles.
Oui, c'est vous, ô ma mère!., c'est vous qui
me conduirez auprès du trône de Dieu... vous
lui direz : « Voilà la victime des hommes, mais
son cœur fut toujours votre temple ; vous avez
voulu qu'elle mourût comme Moïse, votre
volonté la transporta sur la montagne * et lui fit
Voir la terre fortunée qu'elle n'habita jamais;
* Allusion à la maison de Colette, située sur une montagne, ou
Aline vit son amant pour la dernière fois.
288 ALINE
heureuse d'avoir vu finir le flambeau de ses jours
presque à l'instant où il s'allumait... Ne lui repro-
chez pas, seigneur, d'avoir osé l'éteindre... ne la
punissez pas d'avoir brisé les liens d'une vie
périssable pour vous demander une vie éternelle,
où le bonheur de vous servir sans cesse ne sera
plus troublé par ses larmes.
« Oh! mon Dieu, cette âme pure, en sortant
de vos mains, serait-elle souillée pour avoir été
quelque temps dans le corps fragile où vous
l'enfermâtes? Elle n'y connut jamais que le
désespoir et les pleurs... elle s'en échappe pour
revoler à vous... Peut-être est-ce faiblesse...
peut-être a-t-elle manqué de courage... au lieu
de se mutiner contre ses chaînes... au lieu de se
révolter contre son frein, si elle vous eût appelé
dans ses tribulations, elle eût peut-être obtenu
votre secours... ne la punissez pas de sa débilité,
elle a eu plus d'amour que d'espoir, plus de désir
d'être réunie à vous que de forces pour vous
implorer... Ce sont les crimes d'une âme tendre,
daignez ne pas l'en châtier.
« Quand vous la créâtes à votre image, le don
d'aimer fut la première des vertus que vous
imprimâtes en elle; ne la punissez pas de s'y
être livrée... ne la condamnez pas à la douleur
parce qu'elle en a redouté la sensation, mais
faites-la reposer dans la joie, parce qu'elle a
ET VALCOUR 289
désiré de connaître la vôtre, et qu'elle a voulu
franchir avec rapidité le gouffre épais des misères
humaines, pour se retrouver plus promptement
dans l'immensité de votre gloire. »
Oh ! mon Dieu, ne faites rien pour moi !
n'accordez mon pardon qu'aux larmes de cette
mère adorée qui ne cessa de vous connaître et
de vous servir; regardez-nous comme deux
fleurs desséchées par le venin du serpent, et que
le souffle pur de votre âme céleste peut ranimer
au sein de l'immortalité.
IV 19
LETTRE LXI.
ALINE A VAL COUR.
Du château de Blamont, ce 2g avril.
Le temps de mon séjour sur la terre est fini ;
je suis comme la tente du pasteur qu"on plie déjà
pour l'emporter.
Ézéchias, Cant.
lle est évanouie cette douce illusion,
elle s'est exhalée comme la fumée qui
s'élève dans l'air... tu l'as perdue celle
que tu aimais, ses jours se sont écoulés comme
l'ombre, et elle a séché comme l'herbe *. Joie
trompeuse ! espérance frivole vous n'avez amusé
son cœur que pour rendre votre privation
* Psaume 101.
ALINE ET VALCOUR 2QI
plus cruelle ! Oh ! Valcour, elle n'existe plus celle
qui te parle, sa voix fragile, s'élevant du sein des
sépulcres, ressemble à ces météores échappant
à l'œil qui les suit... Avais-je tort de t'engager
à mépriser ce vase d'argile qui ne devait durer
qu'un instant ? Que tes yeux pénètrent le nuage
de mort où je suis maintenant enveloppée, qu'ils
voyent ces traits autrefois chéris, défigurés par
les horreurs de la dissolution, et n'ayant plus
que le sceau du sentiment indestructible que mon
âme imprima sur chacun d'eux... Mais si tout
est anéanti, s'il ne reste plus de moi que de la
poussière, cette âme qui t'aima subsiste, ne fût-
elle pas même immortelle par la pureté de son
essence, elle le serait comme ouvrage de ta
flamme, et l'être que tu sus animer dans Aline,
que créa... que vivifia ton amour, doit être
éternel comme lui. Tu la verras cette âme
aimante, elle se réalisera dans tes veilles... elle
apparaîtra dans tes songes... elle voltigera près
de toi, et, s'indentifiant à la tienne, elle en
réglera les mouvements, comme la main de Dieu
dirige les astres dans les plaines immenses de
l'espace.
•Oh! mon ami, que de changement quelques
jours ont apporté à notre situation. Il y a trois
semaines que nous formions des plans de plai-
sirs, des projets de commerce... que cette mère
292 ALINE
tendre que j'ai perdue, et que j'idolâtrais, se
flattait de nous voir unis, et nous permettait d'y
croire avec elle... frêles jouets des décrets suprê-
mes... Quel intervalle énorme ce peu d'instants
vient de mettre entre nous ! Semblables au pilote
insensé qui se réjouit à la vue du port, et que
l'ouragan impétueux brise incessamment sur
l'écueil qu'il se félicitait d'avoir évité... nous
imaginons toucher au bonheur, tandis qu'il est
certain qu'il n'existera jamais pour nous. Et
voilà donc les projets des hommes, voilà donc
les tristes résultats de leurs décisions chance-
lantes. Leurs impuissants désirs, tels que les
faibles rayons du soleil sous les signes glacés du
Zodiaque, vont s'anéantir sans effet dans les
volontés de l'Éternel, comme ceux-ci se dissi-
pent sans chaleur dans les flots condensés de
l'air.
Mais supposons que tout eût souri pour nous,
admettons un instant que nos jours eussent coulé
dans un jardin de délices, où les roses fussent
nées sous nos pas; où le cèdre, toujours par-
fumé, ne nous eût offert son ombrage qu'aux
bords des ruisseaux de lait, et qu'auprès des
fruits du palmier...
Sommes-nous immortels, mon ami, et n'eût-il
pas fallu quitter, comme Eve, ce séjour si doux
du bonheur ? Eh ! t'imagines-tu que cette sépa-
ET VALCOUR 293
ration n'eût pas été plus cruelle alors qu'elle ne
nous le paraît aujourd'hui, où nos pas n'ont
pressé que des ronces? Nos liens se seraient
multipliés, et l'accroissement de notre amour
en nous les faisant trouver à chaque instant plus
chers, n'eût-il pas rendu plus affreuse la nécessité
de les rompre? Remercions l'Éternel de nous
avoir présenté le calice avant qu'il ne fût plus
amer; il t'aurait fallu pleurer à la fois, une épouse
chérie, une amie complaisante et douce, la mère
de ces tendres fruits que ton amour eût fait
éclore dans mon sein ; et tes larmes ne coulent
aujourd'hui que sur une maîtresse à peine con-
nue...
Qui sait si du désir ardent de te plaire ne
seraient pas nées dans moi quelques vertus nou-
velles qui t'enchaînant plus fortement encore,
t'eussent rendu ma perte plus douloureuse...
Oh ! mon ami, permets-moi de m'arrêter avec
complaisance sur une idée que mon malheur
emporte au même instant où la conçoit mon
cœur... Si ces gages sacrés, dont je parle, fussent
venus resserrer nos nœuds, avec quels charmes
j'aurais dirigé ces jeunes fruits de ta tendresse et
de la mienne ! avec quelle joie j'aurais fait pas-
ser dans leurs âmes naïves ce feu divin que
j'éprouvais pour toi ! Comme je me serais plue à
les voir t'adresser les expressions de mon amour!
394 ALINE
Eh! qu'avaient-ils donc de condamnables ces
plaisirs doux et purs dont il plut à Dieu de me
priver?.. Mais ne scrutons pas ses desseins...
nous n'étions pas nés l'un pour l'autre... Ado-
rons et soumettons-nous.
O Valcour! je devrais maintenant me justifier
à tes yeux du criminel moyen que j'emploie pour
sortir de la vie... Ah! si je l'ai pris ce moyen
terrible... si j'ai dû briser ton idole dans le
temple où tu l'adorais ; crois qu'aucun autre
parti que celui-là seul ne m'enlevait à l'infamie.
Instruis-toi, avant de me condamner, et ne me
blâme pas sans entendre ce qui te sera dit sur
cet objet... En quel état devais-je être réduite
pour renoncer au plus doux bien de ma vie, et
pour causer le plus grand chagrin de la tienne?..
Oui, j'ai mieux aimé la mort que la certitude de
n'être jamais l'un à l'autre... J'ai préféré la ces-
sation de ma vie, au double opprobre qui devait
la souiller : ce parti est affreux, sans doute,
puisqu'il nous sépare pour toujours... pour tou-
jours!., quel mot mon ami! il n'est que trop
vrai... c'est pour toujours que nous sommes
séparés; il est impossible à présent que nous
soyons jamais l'un à l'autre; les années s'accu-
muleront... les générations présentes et futures
s'écrouleront dans l'abîme des temps... les cri-
mes et les vertus se mélangeront, se croiseront,
ET VALCOUR 295
se multiplieront sur la terre ; tout variera, tout
renaîtra, tout se détruira sous la voûte des cieux,
sans qu'aucune de ces circonstances puisse
ramener celle qui pourrait rendre Aline à Val-
cour.
Non, mon ami... toutes les gouttes d'eau de
la mer, cent millions de fois multipliées par elles-
mêmes, ne donneraient pas encore la plus faible
idée de la multitude des siècles qui doivent com-
poser l'intervalle immense qui va nous séparer;
et pendant cet affreux intervalle, pas une seule
combinaison, pas un seul acte d'autorité, émanât-
il même de Dieu, ne pourrait renouer ces liens
terrestres où nous avions la folie de nous com-
plaire.
Mais à côté de cette idée, avec quelle douceur
vient se présenter celle de l'Etre infini, dans le
sein duquel nos âmes vont se réunir... Il est
donc un moyen de te revoir, et ce moyen conçu
par l'existence de cet être adorable, ne nous le
rend-il pas et plus cher et plus précieux!.. Oui,
Valcour, c'est à ses pieds que je vais t'attendre...
Ne préviens pas l'instant de cette réunion dési-
rée ; pleure sur ma faute, et ne l'imite pas. Laisse-
moi préparer cet être saint à daigner te recevoir
un jour ; laisse-moi l'implorer pour toi, et lui
demander ta place au milieu des anges qui le
louent; ne m'ôte pas l'espoir flatteur d'imaginer
296 ALIXE
que mes prières contribueront peut-être à ton
éternelle félicité. Je dois l'essayer dans les cieux,
n'ayant pu l'obtenir sur la terre. Toi... continue
d'y exercer ces vertus qui te valurent mon cœur;
chacune de celle où tu te livreras, aussitôt
recueillie par ton Aline sera présentée par elle au
tribunal sacré de ce grand être.
« Dieu puissant, oserai-je lui dire, il efface, à
force de bienfaits, le crime de celle qui l'aima;
ne le rejetez pas de votre sein, et que ce soit par
ses bonnes œuvres que j'obtienne à la fois de
vous, et mon pardon, et son bonheur... Nous
vous aimerons... nous vous chérirons... nous
vous glorifierons... nous tresserons ensemble les
couronnes de myrtes que nous déposerons à vos
pieds... nous oserons faire retentir ensemble les
voûtes azurées de votre temple, nous chanterons
le nom du Seigneur dans Sion, et nous publierons
ses louanges dans Jérusalem *. »
Non, mon ami, ne me plains pas, ne me plains
pas, te dis-je ; songe, au peu que tu perds,
pense à ce que tu peux retrouver... à ce qui
t'attend au sein de l'Éternel; mais, pour mériter
cette fin céleste, ne te dérobe point au monde,
Valcour; fait pour en être l'ornement, je ne te
condamne point à l'abandonner; je n'exige de
toi que de continuer d'y vivre honnête ; plus son
Psaume 101.
ET VALCOUR 297
séjour nous offre d'occasions de chutes... plus il
est beau de n'y montrer que des vertus; il est, au
milieu de ce monde pervers, une solitude pro-
fonde... c'est le cœur de l'homme sage... il y
descend, il s'y recueille, il y trouve des forces
pour résister à la corruption. Que mon image
l'embellisse cette solitude où je t'exile ; fais-l'y
régner sans cesse, mon ami, j'ai encore assez
d'orgueil pour croire qu'elle servira de rempart
au vice, et que jamais rien de honteux ne saurait
pénétrer au sanctuaire érigé à cette image ché-
rie. Lorsque le véritable chrétien veut exciter en
lui des actes d'amour pour le Dieu qu'il adore,
lorsqu'il veut opposer cet amour dont il brûle, à
la tentation qui le séduit, il jette ses regards sur
l'image souffrante de ce Dieu bon qui s'immola
pour lui... Il se rappelle les douleurs de ce Dieu;
il se dit: Il est mort pour moi. Si cette pensée ne
suffit pas pour contenir ton âme dans la route du
bien; si, toute belle qu'elle est, elle ne peut la
remplir assez... tourne tes yeux sur le portrait
d'Aline, dis, en le regardant : Et celle-là qui
m'aimait est morte aussi pour moi, elle s'est
immolée pour éviter le crime ; périssons, s'il le
faut, mille fois, plutôt que de le commettre. Et
avec cette foi, et avec cette force, nous nous
reverrons, mon ami, nous revivrons encore dans
l'éternité; unis par la main de l'Etre suprême,
298 ALINE
les traits envenimés de la méchanceté des hom-
mes, repoussés vers leurs propres seins, ne
seront plus pour nous que ce que furent autre-
fois ceux du prince des ténèbres, contre le Dieu
qui le précipita.
Il faut nous quitter Valcour, et cette séparation
est bien différente de celle que nous fîmes il y a
si peu de temps, sur la montagne de Colette;
alors nous espérions de nous revoir, nous ne
nous quittions que pour nous réunir... et c'est
pour toujours maintenant... Cette Aline, dont
tu étais si fier, ne se présentera plus à tes yeux;
anéantie dans l'obscurité des tombeaux, on ne
parlera pas plus d'elle incessamment, que si elle
n'eût jamais existé... elle ne vivra plus que dans
ton cœur. En recevant ces caractères, en les arro-
sant de tes larmes, ton imagination frappée de
celle qui les trace, la réalisera peut-être encore
à tes sens, mais elle n'existera plus; il y aura
longtemps qu'elle sera plongée dans l'abîme; et
si ton illusion te la présente, ce ne sera plus que
comme ces rayons de lumière colorant encore
la cîme des Alpes, quoique l'astre soit déjà dans
le sein des ondes.
Aime-moi, Valcour, aime-moi... chéris tou-
jours celle qui préféra la mort au déshonneur, et
reste-lui fidèle jusqu'au dernier instant de ta vie...
Le monde t'offrira des créatures plus belles, il ne
ET VALCOUR 299
t'en donnera pas de plus tendres... Aucune des
caresses dont tu t'enivrerais dans les bras d'une
autre ne vaudrait un soupir de la flamme
d'Aline, et tu ne les aurais pas cueillies, que tu
serais déchiré de remords... Rappelle-toi souvent
nos anciennes amours, tâche de trouver dans le
souvenir des plaisirs passés, la force nécessaire à
endurer les maux présents...
Adieu Valcour. Je dois enfin prononcer ce
mot... mes larmes se répandent... mon sang
se glace en l'écrivant... mes yeux se tournent
vers toi... ils te cherchent... et ne te rencon-
trent plus... je ressemble à la jeune biche
qu'on arrache au sein de sa mère... D'où vient
que ce n'est pas ta main qui me frappe?
D'où vient que je ne puis expirer dans tes
bras?.. Pourquoi mon âme en s'exhalant, ne
peut-elle aussitôt s'enchaîner à la tienne par
l'organe brûlant de mes derniers soupirs ? Pour-
quoi faut-il que je meure froidement et seule au
milieu de mes ennemis?.. Pourquoi mon corps,
que leurs indignes regards profaneront peut-être,
n'a-t-il pas le tien pour égide ? Pourquoi les der-
niers mots que je profère, imprimés sur tes lèvres,
ne sont-ils pas les expressions les plus exaltées
de ma tendresse. Je ne le puis, non... mais c'est
pour toi que je meurs, et cette idée me rend les
forces qu'allait m'enlever mon amour... Adieu!
*4 . *-
LETTRE LXXII.
VALCOUR A DETERVILLE.
Ce 17 mai 1779.
7<?£9>\E les ai lus ces funestes écrits... je les ai
QE^JSF lus» et je respire encore! Le sentiment
%]&<{£ii de mon amour est si vif, que même en
perdant celle qui en est l'objet, il m'est impossible
de trancher une vie qu'elle anime et qu'elle
enflammera jusqu'au dernier moment... Je ferai
bien plus que mourir, je vivrai Déterville, je me
nourrirai des serpents de la vie... je m'abreuverai
du fiel qu'ils exhalent. Le sacrifice est plus
affreux que si je m'immolais moi-même ; celui
qui, ne pouvant supporter les fléaux qui le pres-
sent, s'y soustrait en se privant du jour, n'est-il
ALINE ET VALCOUR 301
donc pas infiniment plus faible que celui qui
consent à vivre dans les maux et dans les tour-
ments? L'un craint la peine et s'y soumet; l'autre
la brave et s'y résigne... Non que je désap-
prouve, en disant cela, l'affreux parti qu'Aline a
pris, elle m'arrache tout ce que j 'ai de plus cher. . .
et je ne saurais pourtant la blâmer... mais ma
position, différente, me permet le choix des
moyens, et j'aime mieux ce qui doit entretenir
ma douleur, que ce qui me forcerait à la per-
dre... Une retraite profonde va m'ensevelir à
jamais, je me jetterai dans les bras de Dieu... je
m'y jetterai... et n'adorerai que mon Aline.
Abandonné dès mon enfance, n'ayant vécu que
pour souffrir... n'ayant respiré que l'infortune,
n'ayant vu luire sur chaque instant de mes mal-
heureux jours que les sinistres feux du flambeau
des furies, je devais bien savoir qu'aucune des
heures de ma vie ne pouvait s'écouler sans
revers... mais je ne croyais pas à celui-là... il
n'entrait pas dans mon cœur de pouvoir l'admet-
tre une minute... quel asile irai-je chercher? Où
pourrai-je aller pour la fuir? Quels lieux ne
m'offriront pas son image?.. Je la verrai par-
tout... elle me poursuivra dans la retraite, elle
s'offrira sous les traits de ce Dieu, au sein duquel
j'aurai cru le bonheur...
O mon ami ! entr'ouvre-moi le tombeau qui
302 ALINE ET VALCOUR
l'enferme... ce n'est que là qu'il m'est permis de
vivre. Laisse-moi l'aller mouiller chaque jour des
larmes amères de mon désespoir... Qui sait si
cette âme ardente et sensible, uniquement embra-
sée du feu de l'amour, ne se rallumera pas à toute
la violence du mien. Ouvre-moi son cercueil, te
dis-je, que je la ranime ou que je meure... Je
cesse d'écrire... ma raison s'égare; trop violem-
ment aigri... je deviendrais bientôt ou stupide ou
cruel... Adieu... Aime-moi... oublie-moi, ne
cherche jamais surtout à savoir où je suis. Si
malgré tous mes soins... ton amitié découvre ma
retraite, je verrai ton souvenir bien plutôt comme
une preuve de mépris, que comme les marques
d'une tendresse que tu ne dois plus à celui qui
abjure, de ce moment-ci, pour jamais, tout ce qui
peut lui rappeler un monde où la main féroce du
destin ne le plongea que pour les larmes.
NOTE DE L'EDITEUR.
fê^P(7iïA correspondance cessant ici, il nous
g£ $fe)p devenait très difficile de transmettre au
^77-ts* lecteur la suite de cette histoire; mais
l'extrême envie que nous avons de lui plaire,
l'intérêt que nous lui supposons pour les per-
sonnages avec lesquels il vient de vivre, les res-
sources qui nous ont été fournies par monsieur
Déterville, nous ont mis à même de donner
quelques éclaircissements dont nous espérons
qu'on nous saura gré.
Le deux mai, vers le soir, le corps d'Aline partit
mystérieusement du château de Blamont, sous la
conduite de Julie, à laquelle le président imposa
le plus rigoureux silence. Tout arriva à Vert-
feuille le six mai, et Aline fût aussitôt placée,
304 ALINE
suivant ses désirs, dans le même tombeau que sa
mère.
Déterville prit Julie dans sa maison, où elle
est encore aujourd'hui, près de sa femme, avec
cent pistoles d'appointements et la certitude d'y
finir ses jours; mais il ne s'en tint pas à ces
légers soins; de plus importants l'animèrent
bientôt. Trouvant les crimes du président trop '
horribles pour rester impunis, dévoré du désir
de venger de si tendres amies , dès que ses
affaires furent expédiées à Vertfeuille, il fut en
poste trouver le comte de Beaulé, où son devoir
l'avait retenu malgré lui. Cet officier plein de
mérite, et fort en crédit, jura à Déterville de
l'aider à tirer vengeance du monstre qui venait
de les priver l'un et l'autre de deux femmes qui
leur étaient si chères. Ils revinrent aussitôt à
Paris; leurs premiers soins furent de faire faire les
plus exactes perquisitions sur Augustine, com-
plice des noirceurs de monsieur de Blamont.
Elle fut trouvée dans une autre terre de ce scé-
lérat, en Champagne, où elle attendait en paix la
récompense de ses indignes services. Le comte
et monsieur Déterville décidés l'un et l'autre à ne
point faire d'esclandre à cause de Léonore, que,
d'après les volontés de madame de Blamont, on
désirait de faire rentrer dans les biens que lui
destinait sa naissance réelle, en renonçant à ceux
ET VALCOUR 305
auxquels elle n'avait aucun droit, se contentè-
rent de faire interroger secrètement Augustine
devant des gens préposés par le ministère ; elle
avoua tout, et fut à l'instant condamnée à aller
finir sa vie dans un couvent de force, où, destinée
aux plus vils ouvrages, elle pourra pleurer long-
temps les égarements affreux de sa jeunesse.
Le corps de délits contre monsieur de Bla-
mont se trouvant complet par les aveux d'Augus-
tine et par ceux des témoins que cette fille
nomma et que l'on entendit secrètement comme
elle, le ministre expédia sur-le-champ un ordre
pour le faire arrêter; cet homme toujours aussi
surveillant que fourbe et criminel, n'avait pas vu,
sans manœuvrer également, les démarches des
amis de sa femme ; il n'avait pas été assez heu-
reux pour les rompre, mais il avait été assez
adroit pour les prévenir... il s'était évadé.
Le comte ne jugea pas à propos de pousser les
choses plus loin ; et, débarrassé de cet indigne
mortel, on ne travailla plus qu'à mettre Sain-
ville et Léonore en possession des biens de la
maison de Blamont, en légitimant la naissance
de Claire, en prouvant, au moyen de tous les
actes dont on était muni, qu'elle était réelle-
ment fille de monsieur et de madame de Bla-
mont, et non de la comtesse de Kerneuil, à la
succession de laquelle elle renonça publique-
iv 20
306 ALINE
ment, ce qui n'affligea pas les collatéraux. Ces
deux époux se trouvent donc en possession de la
terre de Vertfeuille, dont ils font leur plus agréa-
ble séjour, et au moyen de deux millions que le
roi d'Espagne a fait rendre sur les lingots de
Sain ville... de la fortune considérable de la mai-
son dans laquelle ils entrent, on voit qu'ils se
trouvent infiniment riches. Mais l'humanité ne
sera plus offensée de l'emploi que cette jeune
femme fera désormais de ses richesses.
L'horrible destinée du père, de la mère et de
la soeur de Léonore, ont plus touché ce caractère
dur et altier, que tous les malheurs qu'elle avait
éprouvés dans ses voyages; et le premier effet de
son retour à la bienfaisance, a été de faire cher-
cher avec le plus grand soin l'asile de son père;
l'ayant découvert à Stockolm, elle lui a fait dire
qu'il eût à prendre un lieu de résidence fixe ; que
là elle le ferait jouir d'un bien qu'elle n'avait
accepté que pour le soigner, l'améliorer et goûter
le plaisir délicat pour son coeur de lui en faire
annuellement passer les revenus... ce qu'elle fait
avec la plus grande exactitude, et le président...
non corrigé, mais plus prudent sans doute, a joui
quelques années, en paix, de plus de cinquante
mille livres de rentes à Londres qu'il avait
choisi pour sa retraite. Mais le ciel, qui ne laisse
jamais le crime impuni, a permis que ce scélérat
ET VALCOUR 307
fût assassiné par des voleurs, en allant visiter le
nord de l'Angleterre.
Sainville toujours honnête et sensible, a voulu
partager dans un autre genre la piété filiale de sa
chère épouse, il a fait élever à Aline et à sa mère
un mausolée superbe dans l'église de Vertfeuille,
dont les attributs sont : la Constance, la Piété, la
Foi conjugale et l'Amour, plaçant des couronnes
de myrte et de roses sur la tête de ces deux
femmes infortunées, qu'on voit serrées dans les
bras l'une de l'autre.
Dolbourg tout à fait revenu de ses travers,
habite une petite campagne, loin de Paris, où il
mène la vie la plus régulière, avec un bien très
médiocre, ayant laissé tout ce qu'il possédait à
ses parents et aux pauvres. Monsieur Déterville,
sa chère Eugénie, madame de Senneval et le
comte de Beaulé, continuent d'aller, comme
autrefois, passer une partie de leurs étés à Vert-
feuille, contents d'avoir vengé, sans répandre de
sang, des personnes qui leur étaient si chères; ils
jouissent avec calme des agréments de la société
des nouveaux habitants de Vertfeuille, où ils ne
vont jamais sans offrir un tribut de larmes et de
prières aux mânes de ces deux femmes ver-
tueuses, qu'ils chérirent et respectèrent autant
l'une et l'autre.
Quant à monsieur de Valcour, après des mou-
3oS
vements de désespoir affreux, après avoir été six
semaines entre la vie et la mort, il s'est jeté dans
les bras de Dieu et a fini ses jours au bout de
deux ans dans l'abbaye de Sept-Fonds, qu'il a
édifiée par une résignation, une candeur et les
austérités les plus sévères. Ce ne fut que quand il
cessa de vivre que l'on découvrit sa retraite :
aucun des soins de monsieur Déterville n'avait
pu la trouver jusqu'alors, et peut-être lui eût-
elle été toujours inconnue, si monsieur de Val-
cour ne lui eût adressé en expirant une lettre, où
il le chargeait de quelques dernières dispositions.
Cette lettre apprit à Déterville où son ami exis-
tait quand il n'était plus temps de le secourir ; ce
tendre et délicat amant n'avait jamais cessé de
porter sur son cœur le portrait de celle qu'il
aimait : il y fut trouvé quand il expira.
Clémentine est toujours en Biscaye, heureuse
avec son mari et en commerce avec Léonore,
qu'elle vient voir tous les deux ans. Nous igno-
rons le sort du reste des autres personnages;
excepté Sophie, dont nous sommes fâchés de ne
pouvoir rien dire, nous ne croyons pas les autres
d'une assez grande importance pour que le lec-
teur doive regretter de ne pouvoir être instruit
de ce qui les concerne., au seul Zamé près, néan-
moins, qui, sans doute, après une longue car-
rière, sera mort au milieu d'un peuple dont il
ET VALCOUR 309
était l'idole, emportant avec lui dans la tombe
les regrets, l'estime, l'amour et la reconnais-
sance de tout ce qui l'entourait; flatteuses récom-
penses de la vertu, de l'honnête homme et du
législateur.
FIN DU TOME QUATRIEME ET DERNIER.
-p
o
o
■co ««
C*- -r-
ct- :
m o»
■
<D
(fj
r->
c
^ S
H n O
g"*
■ >
•H «H
-P 3 -P
5i C* O
C fc
O uj <T'
Q E C
^T rH
T3 rH
crj rH
CO CC
rH
M"
(*« rH
UNIVERS1TY OF TORONTO
LIBRARY
DO NOT
REMOVE
THE
CARD
FROM
THIS
POCKET